Compte rendu du livre de Luuk Van Middelaar: Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement (Gallimard, Paris, 2012).
« Sous la pression exercée par la crise de l’euro – un événement imprévu qui, en 2010, a touché en plein cœur l’ensemble européen – ils [les chefs d’États réunis en Conseil européen] ont décidé de créer un fonds permanent d’aide pour la zone euro, chose encore tout à fait inconcevable quelques mois plus tôt. Deux phrases ajoutées au traité visent à asseoir juridiquement ce parachute. Il paraissait superflu d’engager une négociation globale classique pour faire passer cet amendement bien délimité ; le faire aurait incité les gouvernements à produire chacun ses propres exigences et donc compliqué d’autant la ratification tout en accroissant les risques financiers. Ainsi s’explique ce raccourci par le Conseil européen. La première crise qui mit les fondements de l’Union à l’épreuve a donc montré de façon très concrète l’importance vitale de l’autorénovation [de l’Union par les dirigeants nationaux réunis en Conseil]» (198).
« C’est la capacité politique de convaincre les opinions publiques qui déterminera in fine l’issue de la crise. Depuis soixante ans, on essaie d’intéresser les gens à l’Europe : drapeau et hymne, élections directes d’un parlement, subventions, libre circulation et autres avantages. La plupart de ces efforts n’ont récolté que de l’indifférence quand ce n’est pas de l’ennui, parfois de l’indignation, beaucoup plus rarement de la gratitude. Paradoxe de la crise de l’euro : d’un côté elle exacerbe des tensions nationales, entre pays créditeurs et pays débiteurs notamment, minant ainsi tous ces gentils efforts pour créer des « Européens », mais de l’autre côté, elle produit une situation inédite et surprenante : jamais depuis 1945 les populations n’ont été aussi conscientes de partager une destinée commune. Personne au sein de la zone euro n’ignore désormais que fraudes grecques, bulles irlandaises et dette italienne peuvent affecter l’emploi, la retraite ou l’épargne de chacun. Interdépendance économique, mais interdépendance politique également : à un moment donné, en 2011, un vote du parlement slovaque sur l’euro a fait la « une » de la presse dans toute l’Europe, tout comme auparavant les exigences contenues dans un accord de coalition en Finlande, le résultat d’un scrutin régional en Allemagne ou l’annonce d’un référendum en Grèce… La chose publique européenne existe, mais elle s’articule avant tout à travers des débats nationaux. Pourrait-on proposer, à ceux qui voient dans ces évolutions une « renationalisation de la politique européenne » — horreur qui rappelle à ces beaux esprits les années 1930 —, de considérer un instant que l’Europe n’est pas seulement « Bruxelles » mais un ensemble d’États membres, et de voir dans le phénomène qu’ils décrient une « européanisation de la politique nationale » plutôt bienvenue ? » (13-14)
Ces deux textes sur le début de la crise de l’euro (le deuxième a été écrit en novembre 2011 pour l’avant-propos de la traduction française) résument la thèse centrale du livre de Luuk Van Middelaar. Le philosophe et historien néerlandais y développe, dans un style clair, alerte et brillant, une interprétation d’ensemble de l’Union européenne fortement originale, étayée à la fois sur une connaissance précise de l’histoire de l’Union et sur une expérience personnelle (l’auteur est un proche collaborateur du Président du Conseil européen, Hermann Van Rompuy) : le rôle toujours plus en plus important des dirigeants nationaux au sein des instances européennes (via, aujourd’hui, le Conseil européen) ne doit pas être compris comme le signe d’une renationalisation de l’Union européenne mais comme celui d’une politisation et d’une démocratisation de celle-ci.
Cette interprétation paradoxale (du moins par rapport à la doxa volontiers fédéraliste de la Commission et du Parlement) pourrait conduire le lecteur à ranger l’auteur du côté de l’une ou l’autre version du souverainisme. Mais ce serait mal comprendre l’intention de Luuk Van Middelaar, qui refuse d’enfermer l’histoire de l’Union européenne dans le cadre de l’opposition courante, et la plupart du temps non questionnée, de la méthode intergouvernementale et de la méthode communautaire – et de se laisser enfermer dans le débat entre souverainisme et fédéralisme.
Si une telle opposition n’est pas acceptable, c’est parce que l’Union européenne est à la jonction, selon l’auteur, de trois sphères. La première est la sphère externe, celle composée d’États-nations qui, depuis le XVIIe siècle, nouent des alliances, dans le cadre de ce que l’on nommait autrefois le « concert des nations » ; la deuxième est la sphère interne des institutions européennes, qui ont été construites par les traités successifs dans la deuxième moitié du XXe siècle, institutions porteuses d’un « projet européen » d’inspiration fédérale; la troisième, enfin, est celle que l’auteur nomme la sphère intermédiaire, constituée par les dirigeants des États membres rassemblés autour d’une table qui, au fil des ans, est devenue celle du Conseil européen – dirigeants se découvrant progressivement comme coresponsables d’une entreprise commune, l’Union, distincte de la Communauté européenne des origines, et comme responsables devant leurs parlements et peuples respectifs.
L’attachement au seul jeu de la première sphère définit le souverainisme, qui pour l’auteur regarde vers un passé révolu, celui des États-nations régissant leurs relations par le droit international ; la considération exclusive du jeu de la deuxième sphère a conduit souvent les institutions européennes (Commission et Parlement) à adopter, les yeux tournés vers un futur lointain, une perspective fédéraliste; enfin le jeu de la sphère intermédiaire, dont l’émergence progressive a profondément recomposé les deux autres sphères, est celui qui régit, selon l’auteur, l’Union européenne effective, celle du présent.
La thèse selon laquelle l’émergence de l’Union européenne marque la fin de la politique de la sphère externe, celle des États-nations européens liés par le droit international, n’est pas nouvelle et ne prête guère à contestation. Mais celle selon laquelle l’Union européenne se confond de moins en moins avec la politique de la deuxième sphère, la sphère interne, est nouvelle, non pas dans son constat, mais dans l’interprétation qu’en donne l’auteur, et elle demande à être justifiée. Cette justification est l’objet de l’ouvrage tout entier. L’auteur cherche à y montrer que l’histoire récente de l’Europe est celle d’une « implication progressive des dirigeants nationaux » (12), qui ont non seulement affermi et fondé peu à peu la sphère interne (ils ont impulsé les différentes révisions des traités européens) mais qui ont aussi acquis un pouvoir politique de plus en plus important au sein même des institutions européennes, avec l’émergence du Conseil européen – dont le pouvoir devient davantage visible, aujourd’hui, en pleine crise de l’euro.
Plus précisément, l’auteur soutient d’une part que cette implication des dirigeants nationaux n’est pas une prise de pouvoir dirigée contre la Commission et le Parlement, comme certains sont tentés de le croire, mais une politisation de l’Union européenne ; et d’autre part que cette politisation est en même temps une démocratisation, qu’elle s’accompagne d’un éveil du public dans les divers États de l’Union, dans la mesure où les dirigeants doivent désormais convaincre les opinions publiques. Celles-ci interviennent de plus en plus pour définir l’Union (lors des traités soumis à référendum ou approbation parlementaire) et influencer les politiques européennes – même si c’est quelquefois « à rebours », comme en témoignent la défiance d’une partie de l’opinion publique à l’égard de l’Union. La récente crise de l’euro s’accompagne d’une forte intervention des opinions publiques, ne serait-ce que sous la forme d’un intérêt croissant de chaque public national pour les politiques menées dans les autres pays, politiques qui le concernent désormais directement. L’auteur constate que cet intérêt va bien au-delà des résultats obtenus par la Commission et le Parlement dans leurs efforts pour attirer l’attention du public et l’impliquer dans les affaires européennes, efforts qui n’ont guère réussi à sortir les citoyens de l’indifférence et l’ennui face à l’Union. L’intervention des dirigeants nationaux n’équivaut donc pas, pour l’auteur, à une « renationalisation » de la politique européenne, elle constitue une « européisation de la politique nationale », plutôt bienvenue (14).
Luuk Van Middelaar étaye cette thèse sur une riche documentation historique. La sphère intermédiaire, celle produite par l’intervention croissante des dirigeants nationaux, aujourd’hui avec le Conseil européen, est née parallèlement à la Communauté. Elle est restée longtemps inaperçue, « ignorée, ambivalente et féconde ». On a « largement sous-estimé la différence entre l’Union et la Communauté », répète l’auteur (298). Mais les faits montrent que la sphère intermédiaire a mis progressivement en échec le rêve fédéraliste de transformer la Commission en pouvoir exécutif et le Parlement en pouvoir législatif, c’est-à-dire de reproduire au niveau de l’Union la structure de l’État-nation. Ce rêve fédéraliste a certes eu sa fonction, mais il a dû laisser place à la politisation et démocratisation de l’Union. Lorsque la troisième sphère est enfin devenue visible, elle a été interprétée par les fédéralistes comme un retour à la politique des alliances de la sphère externe. Mais – et c’est sur ce point que l’ouvrage est remarquablement convaincant – cette interprétation résiste mal à la critique. Dans des analyses d’une grande finesse, toujours étayées sur de solides données historiques, l’auteur montre par exemple comment le gouvernement des Six est sorti progressivement et régulièrement du cadre formel des traités de la Communauté (par la nomination des commissaires européens et des juges à la Cour, par l’accélération de l’intégration, par les accords avec d’autres États, etc.) et qu’il a agi, chaque fois que le futur incertain exigeait que soit trouvée une réponse commune, en tant qu’« ensemble des États membres » et non en tant que coalition d’États-nations égoïstes, dans un espace à mi-chemin entre le droit international (sphère externe) et le droit communautaire (sphère interne), ne s’inscrivant ni dans le script du chacun-pour-soi ni dans celui des traités. Cette évolution a conduit des « sommets » jusqu’à la création, en 1974, du Conseil européen, véritable putsch politique à partir duquel le Conseil est devenu, de facto, l’organisme de décision le plus important de la Communauté, tout en restant formellement hors d’elle : « à mi-chemin des sphères du concert européen et du projet européen se dressait dorénavant – avec un ordre du jour tiraillé entre Guerre froide et fromage de chèvre – la table de l’ensemble des États membres » (55). Cette table a été un formidable accélérateur de l’Europe – qui est entrée ainsi dans une phase de « refonte permanente », d’invention politique, que les traités ultérieurs ont entérinée.
L’auteur rappelle, de cette manière, que l’Union européenne a une origine politique, et non administrative et technocratique. Ce sont les dirigeants nationaux qui ont peu à peu choisi la primauté du droit européen sur le droit national (c’est-à-dire le mode d’articulation de ces deux droits) et mis au point les diverses méthodes de prise de décision des instances européennes (en choisissant, selon l’importance de l’enjeu, l’unanimité, le consensus ou l’une ou l’autre des diverses règles majoritaires). Ce sont eux qui ont inventé un type de primauté et un type de majorité sui generis, irréductibles à ceux en vigueur dans l’ancienne sphère externe ou dans la future sphère interne – cela dans un processus complexe et contradictoire, où l’élaboration de compromis entre les deux sphères a été une constante (le lecteur pourra lire les magnifiques pages sur le Compromis de Luxembourg de 1966, qui aux yeux de l’auteur marque à la fois l’échec des gaullistes tournés vers le passé et des fédéralistes tournés vers le futur : « le Compromis contraint ces deux mondes à être en rapport l’un avec l’autre au sein de la sphère intermédiaire des membres », 120).
Les pages les plus originales de ce livre sont celles où l’auteur établit un lien étroit entre la politisation de l’Union, par l’intervention croissante des dirigeants nationaux, et la démocratisation de l’Union. Le rôle des parlements nationaux et des peuples, souvent sous-estimé, a été décisif, et il l’est davantage encore aujourd’hui, en période de crise. Les responsabilités croissantes des dirigeants européens au sein de l’Union les ont conduits à assumer toujours plus leurs responsabilités vis-à-vis de leurs populations respectives. Pour ne prendre qu’un exemple, l’auteur montre comment, en 1966, la réaction électorale des agriculteurs français face à la politique de la « chaise vide » de De Gaulle a conduit le Président français à revenir à la table et à accepter le Compromis de Luxembourg (les agriculteurs, sentant la PAC menacée par l’absence de la France, avaient refusé massivement de voter pour De Gaulle aux présidentielles). L’ouvrage présente de multiples exemples de ces interactions, qui mettent tous en évidence que, contrairement à une légende tenace, les dirigeants nationaux ont été très souvent sous la pression et la menace des peuples s’exprimant dans les élections nationales. Il montre aussi comment la ratification des traités par les peuples, souvent dénoncée comme un blocage (nombreux étaient les pro-européens convaincus qui préféraient, lors du vote de 2005 sur le projet de « traité constitutionnel », une adoption du traité par un vote du Conseil à la majorité et une ratification par le Parlement européen), a été certes une source de lenteur mais aussi un puissant instrument de rectification et d’amélioration des institutions (le non est aussi rarement utilisé par les peuples que le veto par les membres du Conseil européen, et il n’est jamais définitif, on sait qu’il prélude très souvent à un compromis : l’unanimité n’est pas aussi paralysante qu’on veut le laisser croire).
Luuk Van Middelaar peut donc conclure, en en pensant évidemment à la faible légitimité démocratique du Parlement européen (malgré l’élection de ses membres au suffrage universel) que le Conseil européen est « la seule institution à prendre une telle responsabilité au nom de l’ensemble européen vis-à-vis des différents peuples » (179). Cette position, il faut le répéter, n’est pas souverainiste. L’auteur renvoie dos à dos, en permanence, souverainisme et fédéralisme : « il n’est pas plus pertinent de pleurnicher, l’idéal fédéraliste en main, sur chaque dispute entre membres en matière de politique étrangère que de conjecturer qu’une action commune serait condamnée en raison du poids historique des États-nations ; les faits échappent en réalité à de tels schémas » (211) ; « le cauchemar de Mrs Thatcher, pas plus que le rêve de J. Delors, n’est devenu réalité » (297).
La dernière partie (« La quête du public ») affine cette analyse de la démocratisation de l’Union en distinguant trois modes de légitimation de l’Union européenne, et plus largement de toute entité politique : le mode allemand, le mode romain et le mode grec (ces deux dernières expressions faisant respectivement allusion à l’empire romain et à l’Athènes antique). Le premier (mode allemand) consiste à appuyer une politique sur l’identité culturelle et historique des gouvernants et gouvernés, c’est-à-dire sur l’appartenance à un même peuple, existant ou à construire (le peuple allemand existait avant l’État allemand, mais l’Italie a obtenu son indépendance, de l’aveu même des acteurs de l’époque, avant même qu’existe un peuple italien). Le deuxième (mode romain) consiste à obtenir l’accord des gouvernés par les avantages qu’ils retirent des politiques mises en œuvre (à Rome : la pax romana et « du pain et des jeux »). Le troisième (mode grec) gagne la légitimité par l’évaluation périodique, par la population, des représentants prenant des décisions en son nom.
Dans des pages passionnantes, l’auteur montre comment ces trois voies ont été et sont empruntées simultanément par l’Union européenne. Il n’est pas tendre à l’égard des partisans de la première voie (mode allemand) qui, dans les milieux bruxellois et strasbourgeois, ont rêvé de produire des Européens homogènes, par des mesures administratives, des techniques de communication ou des exhortations, toutes restées sans effest (une certaine unification des Européens s’est faite, mais bien davantage par l’abolition des frontières et les échanges de toutes sortes). Tout en reconnaissant l’importance de la deuxième voie (mode romain), il est tout aussi sévère à l’égard de ceux qui, en particulier à la suite de l’échec du projet de constitution de 2005, ont pensé obtenir une approbation du public en mettant en place une « Europe des résultats » à courte vue (cf. l’action de l’Union visant à faire baisser les tarifs des communications téléphoniques vers et depuis l’étranger !). Luuk Van Middelaar analyse enfin, avec une grande finesse, les diverses stratégies de la troisième voie (mode grec) : élection au suffrage universel du Parlement, référendums sur les traités, tentative avortée de construction d’une constituante en 2004-2005, nouvelles mesures adoptées dans le traité de Lisbonne (Parlements nationaux associés à la prise de décision des politiques européennes, etc.).
S’agissant de ces dernières stratégies, l’auteur fait preuve d’une grande prudence dans ses jugements. Il constate simplement ce qui ne fonctionne pas, et ne peut fonctionner : la tentative de constituer un nouvel électorat en court-circuitant l’ancien, celui des électeurs nationaux. Il insiste fortement sur le fait que « le collectif des publics nationaux effectue, directement ou par le truchement des parlements nationaux, des tâches d’importance vitale ; il choisit et contrôle les membres siégeant à la table européenne la plus puissante [le Conseil], se prononce sur les règles fondamentales communes, décide des appartenances (la sienne propre et celle d’autrui) et juge de la nécessité des politiques européennes proposées » (442). C’est un public qui a certes un inconvénient, celui d’être pluriel, mais aussi un avantage, celui d’exister : « l’entreprise n’est pas simple, mais les membres n’ont guère le choix » (442).
La fin de l’ouvrage envisage enfin les divers moyens d’améliorer cette troisième voie (mode grec) en particulier au niveau du Parlement européen. L’auteur y discute les propositions de ceux qui, dénonçant le peu de légitimité et de réel pouvoir de celui-ci, veulent en faire l’équivalent d’un Congrès ou d’un Sénat (au sens américain de ces termes) et les propositions de ceux qui, dans une perspective opposée, supranationale, veulent construire un véritable Parlement, équivalent des parlements nationaux. En laissant le débat ouvert, l’auteur insiste cependant fortement sur cette idée : « le point de vue des citoyens nationaux multiples ne peut se passer d’une représentation directe au niveau européen » (45). On comprend alors qu’il accorde une grande importance aux nouvelles mesures du traité de Lisbonne associant les parlements nationaux à l’élaboration des décisions politiques européennes, mesures qui inaugurent selon l’auteur une nouvelle étape de la construction de l’Union : « il se passe maintenant avec les parlements nationaux ce qui s’était passé avec les ministres et les chefs de gouvernement » (453).
Les dernières lignes du livre marquent fortement les tensions qui caractérisent l’Union européenne d’aujourd’hui, et elles peuvent se lire, comment l’ouvrage tout entier, comme un sobre message d’espoir : « la politique européenne repose en dernière instance sur le public national multiple. Bien qu’aucune des figures qui le constituent ne quitte le cercle européen, il considère rarement celui-ci comme notre affaire. C’est seulement quand, outre les acteurs, les membres du chœur prendront conscience de leur double rôle individuel [citoyens nationaux et citoyens européens] que le passage à l’Europe pourra s’accomplir » (407, souligné par moi).