Une réflexion sur l’Union européenne suggérée par la lecture des ouvrages suivants :
Pierre Bühler : La puissance au XXIe siècle. Les nouvelles définitions du monde (CNRS Éditions, Paris, 2011).
D. Ashiagbor, N. Countouris, I. Lianos (eds.) : The European Union After the Treaty of Lisbon (Cambridge University Press, 2012).
Sylvie Goulard, Mario Monti : De la démocratie en Europe. Voir plus loin (Flammarion, 2012, Kindle edition).
Il est injuste, pour Pierre Bühler, de reprocher à l’Union européenne de ne pas posséder tous les attributs traditionnels de la puissance, au sens que prend ce mot lorsqu’il s’appliquait, et s’applique encore, aux États-nations. Car l’U. E. s’est constamment assigné l’objectif de construire un ensemble régional en rupture avec la logique traditionnelle qui régissait les rapports entre les États, celle de la puissance, de la rivalité et de la violence. L’U.E. entend mettre en œuvre une nouvelle conception de la puissance, qui repose sur la force de la norme et non sur la norme de la force : « fondée sur les principes d’interférence mutuellement acceptée dans les affaires intérieures, de transparence réciproque, de sujétion des conduites étatiques à des disciplines consenties et à un ordre juridictionnel agréé, de partage de la souveraineté dans nombre de domaines, cette démarche frappe de caducité la logique millénaire de la force militaire » (B109). La manière de nommer cette conception nouvelle de la puissance importe peu (on a parlé de puissance post-moderne, de puissance normative, de soft power – je reviendrai sur ce dernier terme, qui peut être ambigu). L’essentiel est de voir que l’U.E. a ainsi donné corps au rêve libéral, celui des Lumières, d’une paix perpétuelle entre des États dont les relations seraient régies par le droit et, au-delà, elle a inventé l’idée d’une souveraineté partagée, en insérant ses membres dans un maillage serré de normes dont le respect est sanctionné par une cour de justice.
L’effectivité de cette conception nouvelle de la puissance se mesure à la capacité de l’U.E. à structurer de manière durable le continent européen et à instiller ces normes dans les multiples canaux de la gouvernance mondiale. À l’heure où l’U.E. traverse une crise grave, il est important de rappeler, comme le fait P. Bühler, que c’est avec « un certain succès » que l’Europe a, jusqu’à aujourd’hui, mis en œuvre cette conception nouvelle de la puissance sur le continent européen : « preuve qu’un ordre juridique cohérent peut être créé entre les États, par voie de négociation et de traités ordinaires, sans qu’il y ait besoin d’une constitution – et en l’absence de tout rapport de domination » (B144). Et il est clair que l’influence de l’U.E. en tant que puissance normative va au-delà même de la construction d’une entité politique stable et pacifique en Europe. Comme le remarque Charles Grant, l’U.E. est devenue une puissance de régulation supplantant les États-Unis dans la définition des normes de la gouvernance mondiale (B393). Sylvie Goulard et Mario Monti font, dans les premiers chapitres de leur livre, le même constat que P. Bühler.
* * *
Mais un tel constat ne suffit pas. Il est contredit par deux autres observations, qui s’imposent de plus en plus fréquemment à tous ceux qui, de l’intérieur ou de l’extérieur, suivent le processus de construction de l’U.E :
(1) Paradoxalement, plus l’U.E. met en œuvre son projet de puissance normative, plus elle semble, aux yeux de certains, acquérir les attributs traditionnels de la puissance : « alors que son code génétique récuse la puissance, tout le cheminement de la construction européenne fait de l’acquisition des formes et outils de la puissance, de la capacité militaire à la monnaie unique, sinon une fin en soi, du moins une preuve de sa réalité » (B386). Un tel constat est fait aussi bien par ceux qui, comme certains pays en développement, ne veulent voir dans la force de la norme qu’une manière, pour un groupe de pays nantis, de faire passer leurs intérêts particuliers pour des préférences collectives à validité universelle (B482) que par ceux qui, sans aucune hostilité à l’égard de l’U.E., estiment qu’elle ne sait pas vraiment où elle va, et qu’elle pourrait bien, à son insu ou dans le déni, être animée par la recherche d’une forme ou d’une autre de la puissance traditionnelle (ce qui, au moins aux yeux de certains, n’est nullement condamnable et serait même un signe que les pays d’Europe n’ont pas renoncé à exister) : « une union toujours plus étroite, mais jusqu’où et pour en faire quoi ? Un État-nation de plein exercice, passé de mode avec l’échec de la constitution, mais qui peut refaire surface ? » (B387). Si cette réponse comporte une part de vérité, si l’U.E. acquiert peu à peu les attributs traditionnels d’un État-nation, cela signifie évidemment qu’il existe uneforte tension entre les idéaux et la réalité de l’U.E.
(2) Plus l’U.E. semble acquérir ces attributs traditionnels, moins elle semble à même, dans le monde multipolaire d’États-nations traditionnels qui reste le nôtre – et même sans doute qui devient de plus en plus le nôtre – de s’insérer avec succès dans le jeu traditionnel des puissances : « les préférences de l’Europe, les normes qu’elle parvient à inscrire dans l’ordre international façonnent celui-ci, certes, mais, dans un monde qui ne se rallie pas à son modèle, elles ne font pas le poids face aux principes de la puissance » (B482). Le constat de Charles Grant, pour qui l’U.E. est devenue la puissance normative mondiale, ne fait plus l’unanimité, tout particulièrement depuis que l’U.E. est en crise économique et politique.
Comme P. Bühler le fait remarquer, plus l’observateur s’éloigne du centre de l’U.E., où résident les élites censées pouvoir appréhender sa complexité, plus l’image de l’U.E. paraît brouillée, difficile à appréhender, faite de « fragilité et irrésolution » (B483). L’U.E. apparaît ainsi de plus en plus souvent comme n’étant ni à la hauteur de son projet proclamé (puisqu’elle s’engagerait progressivement sur la voie traditionnelle de la puissance), ni à la hauteur de ce qu’elle chercherait à être en réalité (puisqu’elle serait progressivement marginalisée dans le jeu mondial des puissances). Le déclin de l’U.E. pourrait alors prendre la forme suivante : « continuer de développer sa singularité et de projeter, avec plus ou moins de succès, ses préférences, ses normes et ses valeurs dans le monde », tout en se voyant cantonnée « dans un rôle d’acteur au mieux diaphane sur l’échiquier de la puissance classique, où seuls ont voix au chapitre les États » (B484). Le soft decline, en quelque sorte…
* * *
Pourquoi l’U.E. doit elle se contenter d’un rôle « au mieux diaphane sur l’échiquier de la puissance classique » ? Les analyses des diverses dimensions de la puissance, qui constituent le cœur de l’ouvrage de P. Bühler, suggèrent des éléments de réponse. Plutôt que de résumer longuement l’argumentation de l’auteur, je me contenterai d’évoquer certains de ces éléments, de manière très libre, dans des formulations et à partir d’exemples qui ne sont pas toujours ceux de l’auteur, mais qui ne me semblent pas non plus trahir son propos. L’hypothèse que j’avance dans la suite de ces pages est celle-ci : moins l’U.E. parvient à mettre en place des institutions et à mener des politiques conformes à ce qu’elle souhaite être, un soft power, plus elle est prisonnière du modèle ancien de la puissance, celle de l’État-nation, et plus elle devient impuissante. Cela sous l’une ou l’autre de ces deux formes, et souvent sous les deux à la fois :soit en agissant comme un État-nation, mais de manière inconséquente (par exemple en mettant en place une monnaie commune sans se préoccuper suffisamment des conditions du bon fonctionnement de celle-ci, ou encore en instituant un Parlement européen doté de pouvoirs toujours plus larges et d’une légitimité toujours plus faible) soit en agissant comme un soft power, mais de manière également inconséquente, en ne parvenant pas à coordonner les politiques des États-nations qui la composent (il est difficile, pour l’instant, de parler d’une politique commune énergétique, ou d’une politique commune de réindustrialisation). Ce sont là les deux voies du soft decline, le volontarisme inconséquent d’un pseudo État-nation et la faiblesse paralysante d’un pseudo soft power. Mario Monti et Sylvie Goulard disent exactement la même chose, avec plus d’élégance que moi : notre contradiction consiste à « vouloir être aussi forts que si l’Europe était unie » et « conserver autant de souveraineté nationale que si elle ne l’était pas » (Edition Kindle, emplacement 188-194).
Il ne serait pas inutile de relire Reinhold Niebuhr pour comprendre l’origine des limites actuelles de la puissance de l’U.E, sous les deux formes dont je viens de parler. L’auteur de The Irony of American History aurait sans doute dit, face au spectacle que donne l’Union européenne d’aujourd’hui, qu’elle ignore son incarnation. P. Bühler ne le dit pas ainsi, mais insiste sur l’idée que ces limites ont leur origine dans le fait que l’U.E. n’a pas encore pleinement pris conscience qu’elle n’est plus le centre du monde mais dans le monde, un monde où les autres États (qui représentent les 9/10e de l’humanité) accumulent les ressources de la puissance étatique (démographiques, énergétiques, économiques, technologiques, militaires). C’est parce que l’U.E. ne veut ou ne peut pas voir ce monde, ou le voit sans parvenir à prendre les décisions qui devraient être prises, qu’il se rappelle à elle, de plusieurs manières. Je me contenterai d’évoquer, en prenant appui sur des analyses de P. Bühler et en prolongeant librement son propos, quatre dimensions de la puissance, qui sont autant de manières qu’a le monde d’intervenir dans le destin de l’U.E, du moins tant qu’elle ne se décide pas à prendre conscience de ces problèmes qui se posent à elle et y à apporter des réponses adéquates.
1) Dans le monde d’aujourd’hui, le nombre importe. Comte disait que la démographie est une destinée, et Aron en faisait un des facteurs fondamentaux de la puissance (avec les ressources énergétiques et l’espace). Or l’Europe pratique le déni du nombre. On sait que sa situation démographique est préoccupante (le taux de fécondité inférieur au seuil de remplacement des générations), ce qui a pour conséquences, en l’absence de l’acceptation d’une immigration massive, un tassement des performances économiques, des arbitrages politiques en faveur du traitement social de la vieillesse, un endettement croissant, une réduction drastique de l’effort de défense et un ralentissement de l’investissement dans la recherche scientifique et technologique (qui est une priorité aux États-Unis, au Japon et en Corée). Face à l’hésitation de l’U.E. en matière d’immigration, à ses divisions (les peuples refusent l’immigration alors que les élites économiques la réclament), le monde s’instille dans ses failles, pas seulement par l’immigration clandestine, mais par le simple effet, sur les économies européennes, du différentiel, en matière de démographie, entre l’U.E. et d’autres pays du monde.
2) Les ressources énergétiques, sur un ensemble aussi vaste que l’U.E., ne seront garanties que si des décisions coordonnées parviennent à mettre en place une politique énergétique européenne cohérente et efficace. Or chacun sait ce qu’il en est en matière de politique énergétique commune (l’U.E. est tiraillée entre diverses sources d’énergie et divers modes d’approvisionnement). Cela au moment même où les États-Unis optent clairement pour les gaz de schiste. Et dans ce domaine également, comme chaque fois que l’U.E. hésite, le monde s’introduit dans l’Union, non pas sur le mode d’une collaboration avec elle, mais en s’infiltrant dans ses failles, sous la forme d’accords bilatéraux qui l’affaiblissent (comme en témoigne la politique de la Russie en matière d’approvisionnement en gaz naturel). La géographie contemporaine nous apprend que le lieu importe. Or l’U.E. pratique le déni du lieu, et du hasard de la localisation (par exemple en refusant d’explorer la possibilité d’exploiter les gaz de schiste, au sujet desquels Michel Rocard, ancien premier ministre socialiste, vient de déclarer que la France est sans doute « bénie des dieux »). P. Bühler rappelle opportunément les travaux de « l’économie spatiale » qui, contre la vulgate selon laquelle la mondialisation abolirait l’espace, met en évidence que « l’avantage acquis à un moment donné de l’histoire par une région peut se perpétuer par la suite, voire s’accroître avec le temps, même si le coût du transport baisse : économies d’échelle, effet d’agglomération – ou effet boule de neige – proximité des marchés, formation de filières et de réseaux » (B161). L’U.E. oublie que « la géographie, loin de se dissoudre dans la mondialisation, continue, par ses constantes comme par ses variables, de dessiner les lignes de force de la puissance » (B192).
3) La monnaie existe. Rappeler cela peut paraître étrange, voire inutilement provocateur, alors même que le débat démocratique, actuellement, en Europe, tourne à peu près exclusivement autour de problèmes économiques, en particulier en relation avec l’euro. Mais, comme le rappelle opportunément P. Bühler, il importe de voir que c’est la décision politique de création de l’euro qui se heurte, aujourd’hui, à la réalité économique du différentiel de productivité entre le Nord et le Sud, ouvrant ainsi une faille où les marchés et les États mondiaux (via leurs fonds souverains) menacent constamment l’U.E. de sanctions et de destruction. Contrairement à ce qui est souvent dit, l’euro n’est pas une construction économique à laquelle manquerait l’arrière-plan politique (gouvernance économique, fiscale, etc.). Comme le montre bien P. Bühler, c’est une construction avant tout politique, qui n’a pas considéré toutes les conditions économiques d’un bon fonctionnement de la monnaie unique (on se souvient des critiques des économistes, et pas seulement de ceux hostiles à l’euro, invoquant la notion de « zone monétaire optimale » – et l’on constate aujourd’hui les divergences de taux de productivité et de compétitivité au sein de l’U.E.). L’objectif du président Mitterand était de faire disparaître le deutschmark, cette « force nucléaire de l’Allemagne », comme il le disait en 1987. Et le chancelier Kohl a accepté l’euro en contrepartie de l’acceptation par la France de la réunification, à laquelle le président français était opposé. De nombreux économistes ont souligné cette origine politique de l’euro. Affirmer que l’euro a une telle origine n’équivaut pas à disqualifier le projet de la monnaie unique. C’est simplement dire que dans l’euphorie d’une décision essentiellement politique, les difficultés à venir, que certains économistes avaient anticipées, ont été largement passées sous silence. C’est dire aussi que les difficultés économiques engendrées par l’euro (divergence, et non pas convergence, des économies du Nord et du Sud, qui débouchera à terme, en l’absence de traitement, sur la formation d’un Mezzogiorno européen) rendent nécessaires de nouvelles décisions politiques, pour traiter les conséquences économiques graves – quelles que soient ces décisions (organisation de transferts massifs entre le Nord et le Sud, intégration budgétaire et fiscale des pays européens, formation de deux zones euro, etc.). Dans le domaine de la monnaie, comme dans bien d’autres en matière d’économie, le volontarisme politique est encore loin d’avoir appris qu’il ne peut agir librement et efficacement qu’en respectant les contraintes propres au système économique.
4) La force existe. On connaît, en matière de défense, le déficit dramatique de l’U.E. (de nombreux pays ont des budgets de défense plus élevés et une politique de défense plus active et cohérente que ceux de l’U.E, souvent grâce à leur taux de fécondité ou une politique volontariste d’immigration). Là aussi l’impuissance se paie au prix de la dépendance (à l’égard des USA) et de tensions engendrées par les relations bilatérales rendues possibles par l’absence de politique véritablement commune – et peut-être, demain, au prix de la catastrophe militaire, en cas de conflit majeur au Proche-Orient ou ailleurs. Dans ce domaine aussi, et malgré les progrès réalisés depuis le sommet de Saint-Malo, les difficultés à construire une politique européenne se traduisent par une oscillation entre des accords et des proclamations qui ne parviennent pas à faire de l’U.E. une puissance militaire digne de ce nom et le jeu traditionnel des alliances et interventions conjointes entre État-nations, qui est rarement à la hauteur des enjeux.
* * *
Ces constatations ne se veulent aucunement un plaidoyer pour une « Europe puissance », pour un État fédéral ou une Union d’États souverains disposant des attributs de la puissance traditionnelle. Il est vrai que la dénonciation de l’idéalisme de l’U.E. est souvent menée au nom de la Realpolitik. Mais une autre critique de l’idéalisme européen (à supposer que ce terme convienne) est possible. Celle qui, parce qu’attachée aux idéaux moraux et politiques de l’U.E., à sa nouvelle conception de la puissance, considère que le déni des déterminismes démographiques, géographiques, économiques et militaires est potentiellement très dangereux. Certes, comme le rappelle F. Braudel, l’aventure humaine se définit par le refus du déterminisme. Mais un tel refus ne peut se confondre avec l’ignorance du déterminisme, il doit déboucher sur une mise à profit active et intelligente de la situation qui, pour chaque entité politique, estdonnée (ressources humaines, ressources énergétiques, position géographique, etc.) (B159).
On peut dire la même chose de manière plus paradoxale. L’ensemble de ces dénis conduit l’U.E. à renoncer, d’une manière ou d’une autre, à être un soft power. On définit souvent cette notion comme la capacité d’obtenir un résultat donné dans le système international par d’autres voies que la puissance militaire, par une puissance « diffuse et multiforme », qui « emprunte aux canaux de l’influence, de la résistance, de la persuasion, de la négociation ou de la sanction » (B390) – et on l’applique volontiers à l’Union européenne (c’est ce que fait Zaki Laïdi, par exemple). Mais ce concept est très ambigu. Il a été forgé par des Américains (Joseph Nye, en particulier) pour rendre compte, entre autres, du pouvoir américain, qui repose tout autant sur la culture, l’idéologie, l’influence intellectuelle, la fixation des normes de conduite, la persuasion et la séduction que sur le pouvoir militaire, comme le rappelle judicieusement P. Bühler (B271). L’auteur ne le dit pas ainsi, mais n’est pas loin de penser que le soft power dominant est, aujourd’hui, l’État américain sous la direction du président Obama – cela contre une vulgate qui oppose fréquemment le hard poweraméricain et le soft power que serait l’U.E.
Il me semble donc que la question que l’on pose à l’U.E. n’est pas celle que ses détracteurs réalistes lui posent : quand et comment deviendrez-vous une puissance traditionnelle, c’est-à-dire un État ? (on sait qu’il y a des versions souverainistes, mais aussi fédéralistes, de cette question). La question à lui poser me paraît bien plutôt celle-ci : quand serez-vous à la hauteur de votre concept, c’est-à-dire serez-vous vraiment un soft power ?
La réponse à cette question passe, on l’a vu, par la prise de conscience de l’incarnation de l’U.E., par une critique de son idéalisme. Je ne tiens pas particulièrement à ce dernier mot. Celui d’aveuglement, ou tout autre mot équivalent, conviendrait aussi bien. Je veux dire par là que les populations européennes ne peuvent ou ne veulent voir que l’U.E. est dans le monde, ce qui les conduit à sous-estimer les déterminismes du nombre, du lieu, de l’économie ou de la force – et à oublier qu’un soft power est aussi un soft power. Le drame actuel de l’U.E. est peut-être à chercher dans le fait qu’elle s’est construite, après la Seconde Guerre mondiale, à partir de préoccupations essentiellement internes (éliminer la guerre du continent européen, reconstruire l’économie, renforcer les États exsangues par un partage de leur souveraineté) et avec une aide extérieure (américaine, comme c’est encore le cas dans le domaine militaire). Cette œuvre a été une réussite immense, nous ne devons jamais l’oublier. Mais l’U.E. est désormais dans le monde et de plus en plus seule, ce qui ouvre un chantier aussi vaste et sans doute plus difficile que le précédent.
Un soft power, au niveau militaire par exemple, n’est ni une zone renonçant à l’effort de défense ni une zone militairement hégémonique. C’est une zone capable, dans un monde extrêmement dangereux, de consentir à un effort budgétaire en matière de défense bien supérieur aux 1,5% actuels du PIB (alors que les États-Unis consacrent 5 % de leur budget – ce qui n’est pas non plus un idéal). C’est en même temps une puissance qui régule étroitement le recours à la force, en relation avec les instances juridiques internationales (ONU) – recours indispensable cependant dans certains cas, qui peuvent être vitaux (il est arrivé, et malheureusement il arrivera encore, qu’une entité politique démocratique doive développer un très puissant effort de guerre). Un soft power est une entité qui ne renonce d’aucune manière à la puissance, mais qui réinvente la puissance, comme le dit P. Bühler.
Pour prendre un autre exemple, celui de l’économie, un soft power n’est pas une puissance cherchant seulement à faire prévaloir ses préférences pour des valeurs non-marchandes (protection du consommateur contre les positions dominantes, préservation de l’environnement, sécurité alimentaire et sanitaire, respect de la diversité culturelle, respect de normes sociales fondamentales, etc.) c’est une puissance capable de financer les préférences en question, par un vigoureux effort économique visant à améliorer la productivité et la compétitivité.
* * *
Les historiens, sociologues, philosophes, spécialistes de science politique, n’en finissent pas de s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’U.E. ne parvient pas à être et agir à la hauteur de son concept. Il se pourrait que l’Europe, traumatisée par son histoire sanglante, ne cherche plus à atteindre que la paix, c’est-à-dire une grandeur négative, comme le dit Pascal Bruckner (Le Monde, 3/11/2012). Qu’elle n’ait plus qu’une faible opinion de sa valeur et de ses valeurs, qu’elle soit gangrénée par le scepticisme. Ou bien, plus simplement, que les Européens ne soient pas encore disposés à faire les efforts nécessaires pour s’intégrer au monde et y jouer un rôle actif, ce qui suppose un bon nombre de remises en cause et de sacrifices douloureux. Ou que le nationalisme et l’égoïsme des États européens soit un destin indépassable. Ou encore que sa population, de plus en plus âgée, ne se sente plus concernée par l’avenir…
Il ne m’est pas possible d’envisager ces hypothèses, et bien d’autres, dans le cadre de ces pages. Je me contenterai de rappeler que si l’U.E. ferme le plus souvent les yeux sur son déficit de puissance (c’est-à-dire son déficit à être le soft power qu’elle cherche à être) et sur les conséquences de celui-ci, cela tient aussi au fait que ses institutions et son type de fonctionnement ne lui permettent pas toujours d’appréhender pleinement et de traiter de manière satisfaisante, et la plus légitime possible, les problèmes dont il vient d’être question. Même des défenseurs de l’Union européenne aussi déterminés que Sylvie Goulard et Mario Monti font ce constat : alors que l’ « l’intensité et la nature du contrôle sont indissociables de la nature de l’action » (en d’autres termes que les procédures de décision et de contrôle doivent être à la hauteur des politiques désormais plus intégrées des pays européens), l’Europe, en ce domaine, veut « tout et son contraire » (emplacement 787 et 1730) : renforcement de la méthode intergouvernementale (rôle accru du Conseil européen), renforcement du Parlement européen, divers modes d’association des Parlements nationaux au processus de décision, possibilité d’une « initiative populaire », création de nouvelles instances indépendantes (le Mécanisme Européen de Stabilité, dont le statut est celui d’une organisation internationale), etc. J’y reviendrai, car cette idée est amplement développée par The European Union After the Treaty of Lisbonne.
Lorsqu’elle délibère, l’U.E. doit articuler le respect de l’égalité entre les États souverains et la nécessité d’une prise de décision centralisée. On ne peut évidemment le lui reprocher, et le mérite du livre de S. Goulard et de M. Monti est de rappeler très fortement les raisons qui ont conduit les Européens à mettre au point un tel système original et le succès qui a été le sien jusqu’à une époque récente. Mais cette tension entre ces deux exigences est à l’origine, aujourd’hui, d’une complexité croissante du processus de prise de décision, qui devient de plus en plus source de lenteur, d’inefficacité, de paralysie, malgré toute la culture du compromis et du consensus qui est celle de l’U. E. (B366) et d’incompréhensions multiples (les États moins peuplés dénoncent périodiquement le risque d’un directoire franco-allemand, les populations ont de plus en plus de mal à appréhender le sens des décisions adoptées). Il n’est pas rare qu’une mesure destinée à remédier à des difficultés, à introduire de la souplesse dans le système (les possibilités d’opting out, par exemple) finisse par engendrer de nouvelles sources de tension et de nouvelles difficultés (B370). Les élargissements successifs, aussi nécessaires qu’ils aient été, n’ont pas simplifié le processus (il suffit de penser aux redoutables problèmes que pose l’articulation de la gouvernance de la zone euro, qui se met progressivement en place, avec les politiques concernant l’ensemble des membres de l’Union). Et les derniers développements de la crise économique, qui ont donné au Conseil européen et aux instances indépendantes (BCE) des pouvoirs de plus en plus importants, ont conduit à un grande incertitude et à un brouillage généralisé. S. Goulard et M. Monti rappellent par exemple que les procédures de décision et les instruments de contrôle du MES, qui juridiquement est une organisation internationale, sont loin d’être cohérents et transparents (en tant qu’institution intergouvernementale, ses décisions sont contrôlées par les dirigeants français et le Parlement français, mais il n’y a pas de réel contrôle démocratique de l’emploi des fonds, qui échappent à la surveillance comptable de la Cour des comptes ou des autorités antifraudes). On comprend que les auteurs concluent ainsi l’examen de ces procédures et instruments : « Il faut avoir le courage de dire que cette pratique éclatée de la démocratie n’est pas à la hauteur des enjeux » (emplacement 2175).
On sait que le Traité de Lisbonne a cherché à introduire plus de cohérence et d’efficacité dans la prise de décision au sein de l’U.E., dont les difficultés sont devenues de plus en plus évidentes après le dernier élargissement. Mais un bilan objectif de ce traité conduit la plupart des commentateurs à faire le même constat que P. Bühler : « malgré les tentatives, les mécanismes de décision n’ont, faute de consensus, pas été radicalement repensés pour neutraliser l’effet de dilution des élargissements successifs » (B371). Et il faut ajouter à la diversité croissante des intérêts et à la grande complexité induites par l’élargissement, les conflits qui naissent de l’intervention des puissances extérieures à l’U.E., lesquelles s’insèrent dans les failles de la construction européenne chaque fois qu’un « intérêt européen » n’est pas clairement formulé (comme on le voit en matière de politique énergétique, dans les rapports avec la Russie, ou de politique étrangère moyen-orientale, au moment de la guerre contre l’Irak, par exemple). Comme le dit Robert Cooper, « la force de gravitation des grandes puissances tend alors à disloquer l’Union européenne » (B373). Si, comme le dit Jean Pisani-Ferry très justement, « à la différence des nations, l’U.E. doit en permanence justifier son existence » (B376), il est clair que les lenteurs et conflits qui découlent de la complexité de ses institutions (en particulier les difficultés croissantes du « couple franco-allemand ») sont particulièrement inquiétants.
* * *
Le recueil collectif de D. Ashiagbor, N. Countouris et I. Lianos, The European Union After the Treaty of Lisbon, écrit d’un point de vue très différent de celui de P. Bühler (la plupart des contributions, dont les auteurs sont des juristes renommés, traitent de manière très technique des principaux aspects du Traité de Lisbonne) rejoint et précise le diagnostic de P. Bühler. Il présente une analyse remarquable, sous la plume de Laurent Pech en particulier, des tensions et contradictions qui caractérisent le processus de prise de décision qui est celui de l’U.E, et de la difficulté de celle-ci à s’assurer une légitimité suffisante. Ce processus, comme le rappelle l’auteur, ne peut, étant donné la nature de l’Union, être le même que celui en vigueur dans les États-nations (où il repose sur la séparation des pouvoirs et la responsabilité gouvernementale devant l’assemblée législative). La nécessité de ne pas écarter les « petits » pays de la prise de décision et d’éviter la paralysie inhérente à l’exigence d’unanimité de la méthode intergouvernementale a conduit les Européens à inventer la « méthode communautaire » et ses complexités (initiative des lois réservée à la Commission, faible responsabilité de celle-ci devant le Parlement, ratification conjointe des lois par le Conseil des ministres et le Parlement, collaborations, tractations, compromis et recherche du consensus, lors de l’élaboration des lois, entre les multiples institutions européennes – à quoi il faut ajouter, aujourd’hui, le rôle de plus en plus important du Conseil européen). Un tel régime a des propriétés très différentes des régimes démocratiques des États-nations, et malgré la montée en puissance du Parlement il ne peut être qualifié de parlementaire (P20).
Il n’est pas faux de dire que ce régime a dans l’ensemble bien fonctionné et a acquis une certaine légitimité, malgré toutes les critiques soulignant le « déficit démocratique » de l’U.E., jusqu’à une époque récente. Mais la nécessité dans laquelle se trouve aujourd’hui l’U.E., celle de prendre les décisions que lui impose son insertion dans le monde, sans lesquelles elle ne peut parvenir à être à la hauteur de son concept, a fait naître, selon L. Pech, une « double impulsion » qui accroît les tensions et contradictions en son sein. Les gouvernants européens ont en effet voulu « rendre l’Europe plus démocratique et plus efficace tout en refusant de faire de l’Union un État » (32). Cette double impulsion a eu pour effet, dans le Traité de Lisbonne, une consolidation simultanée du corps le plus intergouvernemental (le Conseil européen), du corps le plus supranational (le Parlement), des Parlements nationaux (par le mécanisme du « carton jaune » qu’ils peuvent envoyer à la Commission) et de l’initiative populaire (par la possibilité, pour les citoyens européens, de demander à la Commission, sous des conditions précisées par le Traité, de mettre à l’ordre du jour telle ou telle question). L. Pech, qui analyse avec une grande finesse ces innovations, en met en évidence les avantages (un renforcement des instances exécutives, une plus grande responsabilité de celles-ci devant les peuples et les citoyens), mais aussi les inconvénients qui peuvent en résulter (un surcroît de complexité et une lenteur accrue de la prise de décision). Il souligne en particulier les effets potentiellement paralysants de la multiplication des instances exécutives (par la création de nouveaux postes : Président du Conseil, Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité), de la politisation de la Commission (qui a ses vertus, mais peut aussi engendrer des conflits peu compatibles avec les règles de prise de décision de l’U.E.), du rôle accru des Parlements nationaux (qui peut faire naître des frictions avec les autres instances législatives), de l’injection d’une certaine dose de démocratie directe, par l’initiative populaire (qui peut être instrumentalisée par les courants populistes). Les conclusions des autres contributions de ce volume vont pour l’essentiel dans le même sens (particulièrement celle de P. Poutrakos, qui contient une remarquable analyse des nouvelles dispositions régissant la politique étrangère et de sécurité de l’Union).
S. Goulard et M. Monti parviennent à des conclusions proches de celles de L. Pech, en particulier concernant les nouveaux pouvoirs donnés aux Parlements nationaux (par le Traité de Lisbonne, ou l’initiative du Parlement européen d’organiser un « semestre européen », jusque-là informel, entre le Parlement européen, les Parlements nationaux et la Commission, pour dialoguer avant l’adoption des lois de finance annuelles) : souvent l’intervention conjointe des Parlements nationaux et du Parlement européen « consiste à mêler les deux sources de légitimité (…) en espérant sans doute qu’ainsi tout le monde sera content mais sans dire à quoi servirait exactement ce rapprochement » (emplacement 2190). Et plus généralement, ils font remarquer qu’alors que les négociations au sein des instances européennes (au sein du Conseil européen par exemple) supposent beaucoup de souplesse et de compromis, les Parlements de chaque pays membre raisonnent souvent en termes plus étroitement nationaux, sont beaucoup intransigeants, et peuvent être en désaccords entre eux.
Quoi qu’il en soit de l’effectivité de ce nouveau processus (certaines de ces innovations resteront probablement lettre morte) et de son efficacité, il est certain qu’il n’a pas gagné en clarté aux yeux des citoyens : « le Traité de Lisbonne a rendu le fonctionnement de l’Union européenne plus difficile à comprendre pour tout le monde à l’exception des initiés » (P38). Et ce manque de clarté ne peut, à plus ou moins long terme, que ralentir, voire paralyser, l’action de l’U.E, en sapant, aux yeux des populations européennes, la légitimité des décisions de celle-ci. La tension croissante entre les politiques européennes et les populations, dont le scepticisme se développe très rapidement, ne disparaîtra pas spontanément. L’une des missions essentielles que s’assigne officiellement l’U.E. est d’insérer activement l’Europe dans la mondialisation et protéger les citoyens contre certains effets de celle-ci, de réaliser une ouverture « civilisée » de toutes les frontières – et lorsqu’ils disent cela les dirigeants européens prouvent qu’ils ont conscience des nouvelles tâches qui s’imposent à l’U.E. dans le contexte mondial. Mais l’impuissance de l’U.E. à être un soft power au niveau économique (instabilité monétaire et budgétaire, poids de la dette, désindustrialisation d’une partie de l’Europe, dumping fiscal et social de certains pays, etc.) ne peut que produire le plus grand des désenchantements (B, 376).
* * *
On peut donc faire l’hypothèse que l’origine du drame que vit l’Europe d’aujourd’hui est à chercher non pas tant du côté d’une crise « spirituelle » (comme le pense P. Brückner), mais dans l’incapacité où elle se trouve à satisfaire simultanément l’aspiration qui anime traditionnellement les États-nations, celle qui cherche à rendre le pouvoir plus efficace et plus démocratique, et l’exigence qui lui est propre, constitutive de l’Union depuis l’origine, d’un système complexe de « checks and balances » nécessairement différent de celui en vigueur dans les États-nations, y compris fédéraux – système qui a eu ses vertus mais n’apparaît pas à la hauteur des nouveaux défis. Les conséquences paradoxales de la simultanéité de ces deux tendances sont nombreuses. Il suffit de citer celle qui, prochainement, risque de devenir tragique, ou comique, selon le point de vue qu’on adopte : un Parlement européen dont les pouvoirs ont été renforcés, mais dont la légitimité démocratique, déjà faible (il est élu par moins de la moitié du corps électoral) risque de l’être davantage encore à l’issue des prochaines élections (pour prendre l’exemple de la France, il y a bien peu de chances pour que le taux de participation atteigne le niveau de celui des élections précédentes, c’est-à-dire aux alentours de 40%). Conscient de cette situation, L. Pech, qui souligne pourtant les avantages du nouveau rôle conféré au Parlement dans le processus de nomination de la Commission, et de la relative politisation de celle-ci, peut écrire que « toute politisation significative du Parlement et tout renforcement important de ses pouvoirs pourraient bouleverser l’équilibre institutionnel et le bon fonctionnement du cadre institutionnel de l’Union sans nécessairement faire naître plus d’intérêt et/ou de loyauté chez les citoyens européens » (P45).
On pourrait objecter que ce problème n’est pas nouveau, qu’il est inhérent à cette construction politique sui generis qu’est l’Union européenne, qu’il est impossible de faire rentrer dans le lit de Procuste d’aucune entité politique connue. C’est exact. Mais l’inscription de l’Europe dans le monde, qui est un fait relativement récent et désormais irréversible, donne une dimension nouvelle à ce problème. Malgré le Traité de Lisbonne, malgré les pratiques nouvelles qui se sont mises en place depuis sa signature (on lira, dans The European Union After the Treaty of Lisbonne, la magnifique analyse que fait Jean-Victor Louis de cette révision inattendue du Traité qu’est le Mécanisme Européen de Stabilité), il reste à savoir comment l’U.E. pourra concilier la poursuite simultanée d’objectifs difficilement conciliables : « rechercher plus d’efficacité et de légitimité démocratique de l’Union, tout en préservant la prééminence des États membres est un exercice éminemment difficile » (P45). Le risque d’un « système institutionnel dysfonctionnel » est bien réel (P45).
Si les hypothèses qui ont été présentées ci-dessus ont quelque valeur, cela revient à dire : comment l’Union européenne peut-elle non pas juxtaposer deux exigences contradictoires (l’efficacité et la légitimité d’un État-nation et le subtil équilibre institutionnel d’une Union d’États-nations partageant leur souveraineté), comment peut-elle non pas osciller entre deux compréhensions de soi (c’est-à-dire deux conceptions de sa puissance) – ou, pour le dire positivement, comment peut-elle, par un nouvel effort créateur, inventer les institutions qui permettront de mettre en évidence et de traiter les problèmes qui se posent à une entité politique originale, sans équivalent, mais désormais profondément insérée dans un monde qu’elle a, jusqu’ici, dominé ou ignoré ? Comment peut-elle échapper à l’impuissance, au soft decline, qui seront son destin si elle ne parvient pas à sortir de l’alternative dans laquelle elle semble engluée aujourd’hui : être un pseudo État-nation (ne parvenant pas vraiment à agir comme un État-nation et recherchant désespérément sa légitimité en multipliant les institutions censées la lui assurer : Conseil et Parlement européen, rôle accru des Parlements nationaux, initiative populaire, sans parler des sempiternelles incantations en faveur d’une meilleure communication et pédagogie) ou être unpseudo soft power (fidèle à son idéal moral et politique, respectueux de la diversité des États-nations qui constituent l’Union mais incapable, du fait de la complexité de son processus de prise de décision, des conflits, hésitations et lenteurs qui en découlent, de faire face aux défis qui sont ceux de son insertion dans le monde) ?
Pour revenir au cas du Parlement européen, dont il a été question plus haut, on voit mal comment celui-ci pourrait rester en l’état. C’est pourquoi les débats actuels sur ses différentes évolutions possibles (qui vont des propositions de modifications du mode de scrutin jusqu’aux hypothèses de son remplacement par un Congrès ou un Sénat – on lira sur ce point les pages très éclairantes de Luuk van Middelaar dans Le passage à l’Europe) sont essentiels. Le Parlement européen me paraît en effet être au centre de la différence entre l’Union européenne et l’État-nation. C’est lui qui concentre toutes les contradictions (pouvoir renforcé et légitimité déclinante, émanation directe des citoyens européens – comme le proclame l’article 8(A) du Traité de Lisbonne – et maintien d’un scrutin sur base nationale, etc.). L’articulation de ses nouveaux pouvoirs avec ceux attribués simultanément aux Parlements nationaux par le Traité de Lisbonne demande à être éclaircie, et aucune des solutions proposées ne va de soi (pour simplifier en ne retenant que deux positions extrêmes : une profonde modification du processus électoral et le renforcement de son pouvoir, ou son remplacement par un Sénat, chambre permanente composée de parlementaires nationaux – position qui semble être désormais celle, entre autres, de Joschka Fischer, dans son article du Figaro du 7/11/2011).
* * *
Nul ne sait si l’Europe parviendra jamais à surmonter les divergences entre les États-nations qui la composent et contenir les frilosités des peuples (au sein desquels se développent aujourd’hui les populismes de gauche et de droite anti-européens ainsi que les tentations nationalistes et séparatistes de certaines régions). Nul ne sait si les opinions et les forces politiques nationales seront capables d’affronter la nouvelle situation qui est celle de l’U. E. dans le monde et de faire l’immense effort de reconstruction qu’elle appelle – au prix, sans aucun doute, de sacrifices très importants des populations, temporaires ou durables.
Mais l’expérience historique nous enseigne que le débat démocratique peut permettre de prendre conscience de la situation et d’envisager des réformes fondamentales. Le processus en cours en France est de ce point de vue instructif. La lente, mais certaine marginalisation des forces de droite et de gauche qui freinent cette prise de conscience (jusqu’au sein des deux principaux partis) n’a été possible que grâce à l’intervention massive, dans l’espace public français, depuis la dernière élection présidentielle, d’acteurs qui ont fait reculer les vieilles recettes politiques, en particulier en utilisant des instruments nouveaux (les réseaux sociaux). Elle s’est accompagnée, fait tout à fait remarquable, d’une européisation croissante du débat public national (interventions discrètes, mais bien réelles des responsables politiques et des économistes allemands, analyses sans concession des journalistes internationaux, anglo-saxons en particulier, et des agences internationales de notation, etc.). Il y a là – et le même constat vaut pour la plupart des autres pays européens – comme un début d’espace public européen, qui ne prend pas les formes trop ambitieuses dont on avait rêvé (partis politiques européens, médias européens), mais qui est bien réel néanmoins, et qui pourrait l’être davantage encore si les institutions européennes le favorisaient.
Le débat qui s’intensifie, un peu partout, aussi bien parmi les responsables politiques (le gouvernement allemand et les diverses instances européennes ont proposé récemment des réformes significatives du processus de prise de décision au sein de l’Union) que chez les chercheurs et spécialistes de l’Union européenne (qui en sont souvent en même temps des acteurs, comme M. Monti et S. Goulard, ou Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt, qui viennent eux aussi d’écrire un ouvrage sur la démocratie et la nécessaire réforme des institutions européennes) témoigne de la conscience que les institutions européennes, dans leur état présent, sont instables et que le statu quo est intenable.
Il y a urgence, en effet, à pouvoir parler – et donc à inventer des lieux où parler – de ce qui importe. Pour ne prendre que cet exemple, le silence assourdissant sur les questions militaires, en pleine crise économique, est peut-être compréhensible, mais il est dangereux – et il témoigne entre autres du fait que les institutions européennes ne sont pas suffisamment efficaces pour mettre à l’ordre du jour ce problème. Ce n’est pas quand l’économie va bien que la question militaire doit être posée, c’est quand elle va mal, car c’est à ce moment-là que le risque de décrochage en matière militaire est le plus élevé.
Les solutions restent à inventer, car la multiplication des instances à légitimation faible (Parlement européen) et des mécanismes de légitimation peu effectifs (procédure du « carton jaune » des Parlements nationaux, initiative populaire) ne peut suffire (même si Luuk van Middelaar me semble avoir raison lorsqu’il déclare, dans les pages qu’il consacre aux nouveaux pouvoirs accordés aux Parlements nationaux que « le point de vue des citoyens nationaux multiples ne peut se passer d’une représentation directe au niveau européen », op. cité, 451). Certes, la nécessité de répondre dans l’urgence à la crise monétaire et économique a mobilisé les énergies des responsables européens, et les avancées bien réelles dans la coordination des politiques (supervision financière, mise en place du MES, contrôle budgétaire, union bancaire, etc.) peuvent être lues aussi comme un progrès dans le processus de prise de décision. Mais toutes les analyses de cette évolution récente mettent en évidence que c’est essentiellement par un renforcement de la méthode intergouvernementale qu’il a été paré au plus pressé (cf. dans The European Union After the Treaty of Lisbonne, l’article de Jean-Victor Louis déjà cité). On peut douter que ce renforcement suffise à mettre à l’ordre du jour des questions moins urgentes mais tout aussi fondamentales (politique énergétique et environnementale, politique étrangère et de défense, politique de réindustrialisation et compétitivité, politique commune de l’immigration, etc.), à prendre les décisions que ces questions appellent et à leur assurer une légitimité suffisante.
S. Goulard et M. Monti posent remarquablement, tout au long de leur ouvrage, le problème face auquel se trouve l’Union européenne. Ils opposent la voie communautaire actuelle (qui a été transformée par l’injection d’une forte dose de méthode intergouvernementale, avec le poids croissant du Conseil européen) à la voie plus « démocratique » dont rêvent, chacun à leur manière, les fédéralistes aussi bien que les souverainistes (pouvoirs accrus du Parlement européen ou pouvoir accru des Parlements nationaux). Mais quoi qu’il en soit des mérites de de l’une et l’autre de ces voies, « ce qui est une chimère et nuit à l’Europe en ce moment est de rester entre les deux: le régime communautaire est contesté, notamment au nom de la démocratie, mais l’établissement d’une démocratie au niveau approprié, supranational, n’est pourtant pas envisagé » (724). L’Europe veut « tout et son contraire » (1730). Elle mêle les sources de légitimité en espérant satisfaire tout le monde (2190), c’est-à-dire développe une « pratique éclatée de la démocratie » (2175).
S’agissant par exemple de la gouvernance de l’euro, dont les auteurs montrent de manière convaincante qu’il a rendu nécessaire l’intervention de procédures intergouvernementales, qui l’ont sauvé provisoirement, S. Goulard et M. Monti posent la question essentielle, qui peut être généralisée à l’ensemble des nouvelles politiques présentes et futures de l’Union européenne, celles qui pourront en faire un véritable soft power : « s’il est dans notre intérêt de conserver l’euro, si cette monnaie appelle des politiques budgétaires, économiques, sociales et fiscales convergentes et si nous excluons que ces domaines soient soustraits aux exigences démocratiques, alors il faudra bien innover » (emplacement 933). La difficulté de la question réside dans le fait que l’exigence démocratique, dans le cas de l’Union, ne peut être satisfaite ni par un régime parlementaire classique (sauf pour ceux qui rêvent de faire de l’Union européenne un État-nation fédéral) ni par ce que les auteurs nomment « une démocratie éclatée », c’est-à-dire la multiplication anxieuse et peu cohérente des instances ou pseudo-instances de légitimation, qui sont supposées satisfaire tout le monde, mais ne font plus, désormais, illusion.
Personne ne détient la formule magique, mais le problème commence, un peu partout, à être perçu clairement : par quels processus de décision – qui doivent désormais, pour être efficaces, être dotés d’une forte légitimité – l’Union européenne, en tant qu’entité politique reposant sur une nouvelle conception de la puissance, peut-elle identifier et affronter les multiples problèmes (démographiques, énergétiques, monétaires, industriels, militaires, etc.) que pose à elle son exposition, désormais définitive, et par bien des aspects éminemment positive, aux vents du grand large ?
Je me contenterai, en guise de conclusion, de citer Pierre Bühler : « ayant inventé nombre des formes et des normes de la puissance post-moderne, les Européens ne peuvent cependant se reposer sur leurs succès pour se prévaloir d’une sagesse collective qui serait la norme indépassable de la vertu ou de la raison, ou pour croire que le reste du monde leur emboîtera le pas » (B 397).
Serge Champeau (20/11/2012)