Oui, le réalisme est de gauche!

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Le renouveau de la social-démocratie libérale ne passe pas par un retour à l’utopie mais par une autre politique du réel

Il me semble que les problèmes que rencontre la gauche ne viennent pas du fait qu’elle a cédé trop vite au réalisme, ou renoncé à l’utopie, comme l’affirme Ulrich Beck dans un récent article (Le Monde du jeudi 5 octobre), mais d’une cause plus fondamentale. A l’origine de sa faiblesse actuelle, il y a son acceptation d’une répartition des tâches : il appartiendrait à la droite de gérer la réalité de manière efficace et à la gauche de jouir du monopole de l’irréalité, sur le terrain où elle ne rencontre aucune concurrence, celui des valeurs, des utopies et des illusions. C’est ce partage confortable qui est à l’origine d’une crise générale de la politique. Une fois acceptée la rupture entre le principe de réalité et le principe de plaisir, entre l’objectivité et la possibilité, la droite peut se consacrer à moderniser de manière irréfléchie la société, sans craindre d’être gênée par l’utopisme aussi vague que divers de la gauche. La droite peut se permettre le luxe de ne pas clarifier son rapport aux valeurs tant que la gauche ne clarifie pas son rapport au pouvoir. Cette répartition a du mal à séduire les électeurs, qui souhaiteraient probablement faire un autre choix.

Il s’ensuit que le réalisme politique consiste, aujourd’hui, à prendre conscience de l’impuissance politique qui est la nôtre lorsque nous tentons de configurer l’espace social. Il me semble que la question politique fondamentale n’est pas tant celle des idéaux et des projets utopiques, mais celle de l’idée que l’on se fait du réel. S’il en est ainsi, ce que la gauche peut faire de mieux face à une conception conservatrice de la politique, c’est de combattre celle-ci sur le terrain de la réalité, en discutant sa conception de la réalité. Ce serait l’unique manière de ne pas répéter la vieille erreur de la gauche, qui est de jouer sur un terrain où, inévitablement, la droite est la meilleure.

On ne gagne pas une bataille en invoquant vaguement un autre monde possible, mais en luttant pour décrire la réalité d’une manière nouvelle. La gauche convainc quand elle réussit à nous persuader que la droite en fait une mauvaise description. Il serait catastrophique que la gauche renonce à définir le terrain sur lequel elle agit, qu’elle se laisse enfermer dans cette alternative : rivaliser en vue d’une meilleure gestion de la réalité (c’est ce que prétend faire le socialisme néolibéral) ou combattre cette réalité du point de vue du moralisme inoffensif (comme prétend le faire cette conception traditionnelle du socialisme qui ne parvient à se rénover qu’en parasitant les mouvements sociaux alternatifs).

Ce qui est en jeu actuellement n’est pas seulement une alternance démocratique, c’est la conception même de la politique. Dans leur remarquable étude sur l’histoire du Parti socialiste (L’Ambition et le Remords, les socialistes français et le pouvoir, Fayard, 2005), Alain Bergougnioux et Gérard Grunberg ont résumé l’impasse dans laquelle se trouvent les socialistes français en mettant en évidence un double blocage : leur refus de toute rénovation idéologique et leur difficulté à accepter l’exercice du pouvoir. Là est la question fondamentale : savoir si la gauche est capable de comprendre la politique comme une activité intelligente en rénovant ses concepts et ses pratiques politiques. Cette question a pris en fait de plus en plus d’importance dans le domaine de la théorie politique, à partir des années 1990, lorsqu’on a commencé à parler d’un tournant cognitif, d’un " ideational turn " (Blyth). La réapparition de concepts comme ceux de savoir, d’idée, d’argumentation, de connaissance, associés de nouveau aux grandes questions que pose la politique, paraît indiquer que quelque chose est en train de changer dans la manière de concevoir celle-ci. Depuis lors, la question de savoir quels sont le rôle et l’importance du savoir et des idées dans les processus politiques a suscité des travaux remarquables. Face au discours dominant pour qui la mort des idéologies érige l’intérêt en protagoniste unique de la vie politique, il faut sans doute affirmer précisément le contraire : la disparition des systèmes idéologiques clos ouvre un espace pour les idées, c’est-à-dire pour la politique comme activité politique intelligente.

Pour une grande part, le malaise qu’engendre la politique est dû à l’impression qu’elle donne d’être une activité peu intelligente, à la portée limitée, une simple tactique opportuniste, répétitive et fastidieuse, opérant mécaniquement à partir de schémas conventionnels et ne se corrigeant que pour des raisons d’opportunité. La société de la connaissance exige de chacun un effort de rénovation, comme cela apparaît dans toutes les autres sphères : les entreprises doivent inventer pour répondre aux demandes du marché, l’art doit rechercher de nouvelles formes d’expression, la technique est confrontée à de nouveaux défis…

Le dynamisme des milieux économiques, culturels, scientifiques et techniques cohabite avec l’inertie du système politique. Cet état de choses n’a pas son origine dans les insuffisances du personnel politique, dans l’incompétence des individus, il s’agit plutôt d’un déficit systémique de la politique, d’un manque d’intelligence collective face à la vitalité des autres sphères. C’est en cela que consiste, à mes yeux, le grand défi auquel est confrontée la politique aujourd’hui. Si elle ne parvient pas à le relever, elle finira par être socialement insignifiante, écartelée entre les espaces mondialisés et la sphère du privé et du local. Nous devons aller vers des manières plus intelligentes de configurer les espaces publics de la politique.

Contre les administrateurs officiels du réalisme, il faut défendre l’idée que la politique n’est pas simplement l’art d’administrer, ou de s’adapter, qu’elle consiste à configurer, à dessiner les cadres de l’action, à anticiper. Elle a quelque chose à voir avec l’inédit et l’insolite, qualités absentes d’autres professions fort honorables mais étrangères aux inquiétudes qu’engendre l’excès d’incertitude. Le type d’action qui est celui de la politique n’opère pas seulement à l’aide des simples règles de l’expérience, sur la base d’un savoir bien connu commodément répertorié. Lorsqu’on parvient à penser cette incertitude comme une opportunité, on prend conscience que l’érosion de quelques concepts traditionnels rend à nouveau possible la politique comme force d’innovation et de transformation. Il est urgent de mener à bien une redéfinition du sens et des objectifs de l’action politique à partir de l’idée que par elle on connaît, c’est-à-dire on découvre, des aspects de la réalité et des possibilités d’action qu’il n’est pas possible de percevoir tant qu’on s’en tient aux pratiques routinières et aux débats préconstruits.

Je ne sais pas si la gauche est suffisamment préparée pour mener à bien cette tâche. Il se pourrait même qu’elle n’ait pas pris conscience de la nécessité de celle-ci. Mais, tôt ou tard, elle devra s’assigner la tâche de définir par elle-même la réalité politique, dans des domaines comme ceux de la sécurité, du pluralisme culturel, de l’intégration, de l’Europe ou de la mondialisation. L’intelligence politique consiste, aujourd’hui, à assimiler la nouvelle grammaire des biens publics qui commence à régir ces domaines. Ce que nous pourrions appeler la gauche libérale, ou la social-démocratie libérale, est à peine entrée dans ce débat et il est temps qu’elle nous explique pour quelle raison la réalité n’est pas de droite.

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