en collaboration avec Javier SOLANA (article publié dans 2011 Project Syndicate sous le titre LA NOUVELLE SYNTAXE DU POUVOIR)
De nos jours, les principaux tourments de l’humanité ne sont pas tant des maux concrets que des menaces indéterminées. Ce ne sont pas les risques visibles qui nous préoccupent le plus, mais des dangers aux contours flous qui peuvent virtuellement frapper au moment où l’on s’y attend le moins et contre lesquels nous ne sommes pas suffisamment protégés.
Il y a, bien sûr, les dangers identifiables, caractéristiques. Mais concernant le terrorisme, ce qui nous inquiète le plus, par exemple, c’est son caractère imprévisible. Actuellement, le plus troublant au sujet de l’économie, c’est sa volatilité, en d’autres termes le fait que nos institutions ne soient pas capables de nous protéger face à la nature extrêmement incertaine des finances.
De manière générale, une grande partie de notre malaise reflète le fait que nous soyons exposés à des menaces que nous ne pouvons contrôler que partiellement. Nos ancêtres vivaient dans un environnement plus dangereux, mais néanmoins moins risqué. Et ils ont enduré un degré de pauvreté que les habitants des pays actuellement développés trouveraient intolérable, alors que nous sommes exposés à des risques dont la nature, bien que difficile à comprendre pour le commun des mortels, aurait été littéralement irréaliste à leurs yeux.
Parce que d’un bout à l’autre du globe, nous sommes interdépendants comme jamais, la maîtrise des risques mondiaux est un gigantesque défi pour l’humanité. Prenez le changement climatique, les risques liés à l’énergie nucléaire et à la prolifération, les menaces terroristes (qualitativement différentes des dangers inhérents à la guerre conventionnelle), les effets collatéraux de l’instabilité politique, les répercussions économiques des crises financières, les épidémies (les risques de pandémie augmentent à mesure que la mobilité et le libre-échange se généralisent) ou encore les mouvements de panique soudains immanquablement alimentés par les médias, à l’instar de la récente crise du concombre en Europe.
Contamination, contagion, instabilité, interconnexion, turbulence, fragilité commune, effets universels, et surexposition, tous ces phénomènes représentent une partie du côté obscur de la mondialisation. À cet égard, on pourrait d’ailleurs parler du « caractère pandémique » du monde contemporain.
L’interdépendance est, de fait, une dépendance mutuelle, une exposition à des dangers communs. Rien n’est complètement isolé, et les « affaires étrangères » n’existent plus : tout est devenu national, voire personnel. Les problèmes des autres sont nos problèmes – il ne convient plus de rester indifférent ou d’espérer tirer profit d’autrui.
Tel est le contexte de la précarité à laquelle nous faisons actuellement face. L’étendue de ce qui jadis nous protégeait (la distance, l’intervention des pouvoirs publics, l’anticipation, les méthodes de défense classique) est devenue plus restreinte, à présent le soutien offert à l’homme est faible ou inexistant.
Peut-être n’avons-nous pas pris en compte l’intégralité des conséquences géopolitiques découlant de cette nouvelle logique de dépendance mutuelle. Dans un monde aussi complexe que le nôtre, même les plus forts ne sont pas suffisamment protégés. En effet, la logique de l’hégémonie entre en conflit avec les phénomènes tangibles de la fragmentation et de l’autonomisation – pensez au Pakistan ou à l’Italie par exemple – qui engendrent des déséquilibres et des asymétries qui ne sont pas toujours favorables aux puissants.
Lorsqu’il est sûr de ne pas gagner, le plus faible peut potentiellement nuire au plus fort, voire prendre le dessus.
Contrairement à l’ordre Westphalien des États nations, qui a régné pendant des siècles, ordre selon lequel le poids de chaque État constituait un facteur déterminant dans un monde interdépendant, aujourd’hui la sécurité, la stabilité économique, la santé et l’environnement du plus fort sont les otages des plus faibles. Mais tous sont exposés aux effets du désordre et de l’agitation périphériques.
Ces conditions de surexposition sont pour la plupart sans précédent, ce qui soulève de nombreuses questions auxquelles nous n’avons pas encore trouvé de réponses. Quel type de protection serait la plus appropriée, dans un tel monde ?
Il n’est guère surprenant qu’une mondialisation contagieuse qui accroît la vulnérabilité déclenche inévitablement des stratégies préventives et défensives, lesquelles ne sont pas nécessairement proportionnelles ou raisonnables. De plus, les courants xénophobes et chauvinistes, en partie stimulés par ces stratégies défensives, peuvent être autrement plus nuisibles que les menaces contre lesquelles nous serions, selon leurs représentants, prémunis.
Ainsi, dans ce contexte de réchauffement climatique, de bombes guidées, de guerre cybernétique, et de pandémies globales, nos sociétés devraient être protégées par le biais de méthodes plus complexes et plus subtiles. Nous ne pouvons pas continuer à mettre en œuvre des stratégies qui ne tiennent pas compte du fait que nous sommes tous exposés à des risques d’ampleur globale, et d’un environnement résultant d’une dépendance bilatérale.
Il nous faut maîtriser une nouvelle syntaxe du pouvoir, dans un monde davantage axé sur le bien commun, ou le mal commun, que sur l’intérêt personnel ou national. Ces derniers n’ont évidemment pas disparu, mais ils se révèlent être indéfendables lorsqu’ils sortent du cadre qui nous permet de faire face aux menaces et de profiter des opportunités.
Alors que les anciens jeux de pouvoir visaient à solliciter la protection des intérêts de chacun sans se préoccuper de ceux des autres, la surexposition entraîne la réciprocité des risques, le développement de méthodes de coopération et le partage d’informations et de stratégies.
Une gouvernance mondiale réellement efficace, voilà l’horizon stratégique au nom duquel l’humanité doit dès à présent déployer tous ses efforts.
Tout cela semble bien difficile. Cela va d’ailleurs être difficile. Dire cela n’a cependant rien à voir avec le pessimisme. La maîtrise des risques encourus à l’échelle mondiale, tel est le défi que nous allons devoir relever pour empêcher la « fin de l’histoire humaine », qui ne serait pas une apothéose placide de la victoire unilatérale remportée par la démocratie libérale, mais plutôt le pire échec collectif que nous puissions imaginer.