Serge CHAMPEAU: Certitude, risque et incertitude

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Certitude, risque et incertitude

Serge Champeau, Professeur agrégé de philosophie (Bordeaux)

Ces concepts (la certitude, le risque et l’incertitude) ne sont pas nouveaux. Des économistes comme Knight et Keynes avaient attiré l’attention, avant et pendant la crise des années 30, sur la différence entre le risque, calculable, et l’incertitude, dont la probabilité numérique est inassignable[1]. Keynes considérait, dans un article de 1937, que la prochaine guerre mondiale ou que le prix du cuivre dans vingt ans relèvent non pas du risque mais de l’incertitude : « nous devons simplement reconnaître que nous ne savons pas »[2]. Il remarquait, dans sa Théorie générale…, que dans le cas de l’incertitude « les décisions ne peuvent que résulter des esprits animaux – d’une impulsion spontanée à l’action plutôt qu’à l’inaction, et non du calcul d’une moyenne pondérée obtenue en multipliant les bénéfices par les probabilités… »[3]. Même si cette distinction du risque et de l’incertitude est aujourd’hui souvent contestée (il ne faut pas la durcir, car il existe des états intermédiaires entre la calculabilité et la non-calculabilité), elle me paraît pertinente pour rendre compte de ce qui sera ici l’objet de mon analyse : le vécu, au niveau de ce que l’on nomme l’opinion publique, des certitudes, risques et incertitudes. Il se peut que ce qui apparaît comme un risque aux yeux des experts (pour les services secrets, la prochaine attaque terroriste sur l’Europe) soit plus ou moins calculable. Il n’en demeure pas moins qu’aux yeux des citoyens ce risque est de l’ordre de l’incertitude, au sens où ce terme vient d’être défini. Et une des dimensions de cette incertitude, nous l’avons vu lors de la récente crise financière, est que les citoyens, même s’ils connaissent l’avis des experts, ne peuvent quantifier la probabilité de la vérité de leurs calculs de probabilité (l’exubérance irrationnelle ayant eu entre autres pour effet, comme tous les commentateurs de la crise récente l’ont remarqué, une surestimation de la vérité de ces calculs).  La distinction du risque et de l’incertitude, au sens où ils ont été définis plus haut, sera donc acceptée ici comme une distinction purement descriptive, visant à rendre compte d’un état moyen de l’opinion (je n’ignore pas que  l’opinion publique n’est pas homogène et qu’une analyse plus précise de ce concept, qui ne peut être menée dans le cadre de cet article, s’imposerait). Certains théoriciens de la crise actuelle, R. A.  Posner par exemple (The Crisis of Capitalist Demcocracy[4]), qui redécouvrent aujourd’hui cette théorie de l’incertitude et l’investissent dans de stimulantes analyses, me semblent l’utiliser dans un sens voisin de celui qui est ici le mien.

L’oubli de ces distinctions fondamentales, pendant des années, est compréhensible. Dans une période de relative stabilité ou croissance de l’économie, la zone médiane du risque et de l’activité rationnelle passe en effet au premier plan, même si, comme le montrent bien de nombreux commentateurs de la crise, par exemple Akerloff et Shiller[5], il ne s’agit parfois que d’une apparence (la surchauffe de l’économie, et donc la crise, sont nées « dans une situation où la confiance s’est affranchie de ses limites normales et où une fraction toujours plus grande de la population a abandonné son scepticisme habituel en matière de perspective économique et s’est mise à croire toutes les histoires au sujet du nouveau boom économique »[6]). En période de crise, au contraire, les deux extrémités que sont la certitude et l’incertitude, et les réponses affectives qu’elles suscitent, rappellent leur existence aux consommateurs, aux entrepreneurs, aux citoyens et à tous ceux qui ont pour métier d’essayer de comprendre ce qui est en train de se passer.

Cela ne semble, à première vue, qu’un retour à une situation normale. Pendant longtemps, l’humanité a été davantage concernée par ces extrémités que par la zone médiane du risque. Les cultures ont développé, tout au long de l’histoire, une large gamme d’affects devant la certitude (celle d’exister, celle de mourir, celle de devoir travailler, etc.) et devant l’incertitude (aussi bien celle des fins ultimes de l’existence humaine que celles, plus concrètes, de l’épidémie, de la famine, de la guerre, etc.). L’étonnement, la gratitude, la résignation ou la révolte, et d’autres tonalités affectives encore, ont permis de comprendre et de supporter l’inéluctable – et l’espoir, le désespoir, ou le scepticisme, de faire face à la contingence. Les historiens connaissent la complexité de ce réseau d’affects (la mort, pour ne prendre qu’un exemple, a pu être appréhendée, selon les cultures, soit comme la certitude d’une fin, soit comme l’incertitude d’un passage, et chacune de ces interprétations a donné naissance à des affects variés). Les philosophes, eux, ont développé des analyses fines des types de certitude et d’incertitude et de la multiplicité des affects correspondants. S’agissant par exemple de la certitude d’être-là, elle a pu être interprétée, par Heidegger, comme l’inéluctabilité de ce qui est radicalement contingent (car sans raison : l’être, le fait qu’il y ait quelque chose – das Ereignis – est l’événement que tout étant suppose, un événement qui n’est pas explicable à la manière dont l’est tout étant et tout événement, ce qui signifie qu’il n’est pas un événement à proprement parler[7]) ou, par Wittgenstein, comme l’inéluctabilité de ce qui est au-delà de la nécessité et de la contingence (l’existence du monde n’étant pas empirique, car nous ne pouvons pas nous représenter qu’il en soit autrement, elle n’est, à proprement parler, ni contingente ni nécessaire, ces deux concepts supposant un contraste, en l’occurrence une possibilité de ne pas être[8]). Mais ce sont là des distinctions à l’intérieur du concept de certitude qui sont secondaires par rapport à ce qui réunit ces philosophes : le constat qu’il existe toujours un lien entre la certitude et l’affectivité. Pour Heidegger, toute compréhension (Verstehen) de l’être (donc toute certitude au sens que je viens de donner à ce mot) s’accompagne de tonalités affectives (Stimmungen), que Heidegger range sous le titre général de Befindlichkeit (les sentiments d’être-là que sont l’angoisse, ou la sérénité, ou encore l’ennui, comme « une façon de nous tenir à l’égard du temps, un sentiment du temps »[9]). De la même manière, Wittgenstein dégage, dans ses premières œuvres, le lien étroit qui existe entre la certitude (celle que le monde est, certitude qui ne peut se dire) et l’affectivité (l’étonnement devant cette présence indicible du monde)[10]. Ce qui revient à dire que chez l’un comme l’autre de ces auteurs la sphère du calcul rationnel est bornée par celle de l’affectivité (ou, si l’on se situe du côté des formes de l’objectivité plutôt que des vécus subjectifs, que la sphère des événements contingents est bornée d’un côté par celle de l’inéluctable et de l’autre par celle de l’incertain[11]).

Le lecteur impatient se demandera peut-être en quoi de telles analyses, qui à l’évidence relèvent du champ de la métaphysique, peuvent éclairer le phénomène dont je suis parti, c’est-à-dire la crise économique. Nous pouvons cependant revenir à cette dernière en constatant que l’époque dans laquelle nous vivons nous rappelle ce que les philosophes ont souvent eu tendance à oublier : le fait que la certitude et l’incertitude sont non seulement des constantes de l’existence humaine, comme on le voit avec Heidegger et Wittgenstein, mais qu’au-delà de leurs formes universelles, prises en charge par toutes les cultures, elles se déploient, à l’intérieur de telle ou telle conjoncture économique, dans des figures particulières et contingentes. La certitude, par exemple, prend aujourd’hui des formes inconnues des générations passées. Une réforme, par exemple celle des retraites en France, pourra être ressentie comme inéluctable non pas parce qu’elle relève du destin, ou de la providence, ou de la nécessité historique (par exemple de ce que Marx nomme l’aliénation, c’est-à-dire le fait que l’action libre des hommes dans l’histoire finisse par leur échapper, par se pétrifier et par s’imposer à eux avec la nécessité d’une loi naturelle[12]) mais parce que des experts, lointains et inconnus, mais omniprésents, démontrent qu’elle est indispensable. Roger Pol-Droit, dans un article récent au sujet de notre système des retraites[13], considère que le caractère inexorable des réformes suscite chez une grande partie des Français une réponse complexe, qu’il nomme, à la suite du psychanalyste O. Mannoni, négaffirmation : « Oui, je sais bien, mais quand même… ». Oui, une réforme des retraites (quelle qu’elle soit) est inévitable et raisonnable, mais je continue à penser qu’il est inacceptable de travailler davantage que la génération antérieure, ou qu’il y a peut-être une autre solution, même si nous ne la connaissons pas encore, etc.[14]. Il y a là, me semble-t-il, une nouvelle forme d’objectivité, à laquelle correspondent de nouveaux affects. Nous n’avons pas de mot pour désigner une croyance en une proposition objective (le système des retraites est en péril, la dette de l’État devient insoutenable) à jamais invérifiable par le sujet profane (ce qui la rapproche des propositions scientifiques) et marquée (plus que les propositions scientifiques, mais quelquefois seulement un peu plus) par le doute, et plus par un doute toujours possible que par un doute réel. Si nous nommons, faute de mieux, quasi-objectivité cette nouvelle forme d’objectivité (il faudrait en réalité un terme plus paradoxal), nous pouvons nommer quasi-sentiments les affects qu’elle fait naître, qui sont tout aussi multiples que les sentiments ontologiques que les philosophes ont dégagé : la quasi-résignation des convaincus (qui ne les empêchera pas, comme en témoignent clairement les sondages, de soutenir les manifestants) ou la quasi-colère des opposants (qui crient d’autant plus fort qu’ils « n’y croient pas vraiment »[15]).

Le travail d’analyse de ces réactions affectives face aux nouveaux types de certitude est bien moins avancé que celui des différents affects face à l’incertitude. Keynes, dans sa Théorie générale…, analyse remarquablement ces « esprits animaux » que sont l’optimisme et le pessimisme, et bien d’autres encore, en particulier ce qu’il nomme « l’incontrôlable et rebelle psychologie du monde des affaires »[16]. Il faudrait, pour prolonger ces analyses de Keynes, analyser finement les quasi-espoirs et les quasi-peurs que font naître la crise et ses incertitudes (avant, peut-être, si nous n’en sortons pas rapidement, qu’elle ne fasse naître les mêmes affects hideux que ceux qui ont accompagné la grande crise des années 30, et rendu possibles les deux totalitarismes). Il est clair par exemple, en France, que si nous écrêtons les opinions minoritaires (celles, d’un côté, de ceux qui militent pour un développement durable et celles, de l’autre, des négationnistes en matière d’environnement), nous nous retrouvons devant un sentiment moyen (à l’intérieur duquel il serait toujours possible de faire des distinctions) qui est celui d’une quasi-peur, d’un sentiment paradoxal (une vraie peur qui n’en est pas vraiment une), qui se traduit par des comportements paradoxaux (forte demande d’action en faveur de l’environnement et rejet de la taxe carbone ou impopularité des ampoules à basse consommation, par exemple). On peut évidemment juger avec sévérité le pouvoir politique lorsqu’il traduit ce sentiment paradoxal (dans un style inimitable mais profondément révélateur de ce paradoxe dont je parlais : « l’environnement, ça commence à bien faire »[17]), mais il ne faudrait pas oublier que ce sentiment est profondément ancré dans la population française et, à des degrés divers, européenne, et qu’il risque de se développer encore davantage si la crise économique perdure (on peut aussi ne pas oublier qu’un dirigeant politique n’a pas à être à la remorque de l’opinion moyenne, mais c’est une autre histoire).

Il est à espérer que les analyses, dans ce champ, éviteront quelques travers qui les guettent. Par exemple celui de ramener la distinction du calcul et de l’affect à la classique opposition de la raison et du sentiment. Dire que les cultures développent des affects variés face à la certitude et à l’incertitude (il suffit par exemple de comparer la psychologie des Français et des Britanniques dans la crise actuelle) n’équivaut pas à dénoncer les affects comme irrationnels (ou comme des biais cognitifs). Keynes, dans son analyse de ce qu’il nomme les « esprits animaux », insiste sur le fait que l’action en situation d’incertitude, motivée par l’optimisme, ou par le goût du risque, est loin d’être irrationnelle – et les travaux de psychologues et biologistes ne manquent pas qui soulignent le caractère adaptatif des comportements à risque[18] (c’est un des graves effets de la crise que de renforcer l’aversion au risque, de faire oublier que toute prise de risque ne relève pas de l’exubérance irrationnelle). Les affects sont plutôt arationnels qu’irrationnels et ils peuvent, comme chaque individu le vérifie sur son propre cas, aussi bien inhiber qu’inciter. C’est pourquoi ils sont et doivent être l’objet, dans les démocraties contemporaines, d’une attention et d’un travail particuliers des dirigeants politiques et syndicaux, et plus largement de tous ceux qui exercent une influence sur l’opinion publique (experts, journalistes, enseignants, etc.). Faire de la politique, ce n’est pas seulement prendre des décisions techniques (sur la base d’un calcul des risques), pas seulement prendre des décisions politiques (c’est-à-dire chercher à harmoniser différents intérêts), c’est aussi gérer des affects, c’est-à-dire considérer que, face aux nouvelles formes de certitude et d’incertitude, les réponses affectives constituent une dimension essentielle (que seuls les technocrates rêvent d’éliminer) et que ces affects, parce qu’ils peuvent prendre diverses formes, se développer en auxiliaires précieux de l’action ou en paniques inhibitrices, doivent être infléchis, modifiés, voire contrariés en fonction de ce que l’on estime être le bien commun. Car toutes les actions motivées affectivement ne sont pas équivalentes. Il ne revient pas au même de se résigner, de se révolter ou de s’en remettre à la prière… Aucune de ces actions, face à la certitude et à l’incertitude, n’est par essence irrationnelle ou rationnelle, chacune peut, dans une conjoncture déterminée, être un moyen permettant d’explorer de nouvelles solutions et de sortir d’une situation difficile. La complexité de notre monde se mesure au fait que la frontière entre telle ou telle manière de gérer les affects, efficace ou contre-productive, est particulièrement floue. Rassurer ou inquiéter, en matière d’immigration, ou de terrorisme, est une dimension fondamentale de l’action politique, mais on sait à quel point trouver une juste mesure en ce domaine est tâche délicate. Cela ne doit évidemment pas nous inciter à l’inaction, mais à prendre conscience que l’époque des comportements politiques simplistes face aux nouvelles certitudes et incertitudes des citoyens est révolue (on peut, par exemple, estimer qu’une réforme des retraites est indispensable, que celle proposée par le gouvernement est acceptable et, en même temps, considérer que les réactions de colère d’une part de l’opinion publique, fondées ou non, sont, dans une démocratie, une manière de signaler des problèmes criants, même s’ils n’ont aucun rapport avec le système des retraites, ou une incitation à découvrir de nouvelles voies – et il est probable qu’une telle attitude devant les affects de l’opinion publique les modifiera en retour).

Une autre complexité majeure de la gestion politique des affects publics tient à ce fait : on ne maîtrise jamais les affects publics que par d’autres affects. Si ce que nous rappelle la crise actuelle est que la certitude et l’incertitude, et pas seulement le risque, sont inhérents aussi bien à la condition humaine (comme les philosophes que j’ai cités plus haut le mettent en évidence) qu’à la vie quotidienne de l’homme et à ses aléas (que la crise ne fait, finalement, qu’accentuer), alors la politique ne peut se confondre avec une technique, même la technique la plus encline à calculer prudemment les risques (ce qu’elle n’est pas toujours, on en conviendra). Et si les affects sont inhérents à la vie sociale, parce que celle-ci comporte toujours de la certitude et de l’incertitude, et pas seulement du risque, alors il est vain de penser pouvoir parvenir à une gestion technique de ces affects. Ce rêve est celui d’une forme particulière de la technocratie, suffisamment intelligente pour comprendre qu’elle travaille sur de la matière humaine, c’est-à-dire sur des affects, mais pas suffisamment intelligente pour comprendre qu’elle est elle-même faite de la même matière (il existe bien sûrs d’autres fantasmes de gestion technique des affects, paternalistes ou totalitaires, dont je ne parlerai pas ici). En d’autres termes, et plus concrètement, nous ne pouvons maîtriser les peurs que suscitent les certitudes et les incertitudes de la crise que par la peur, mais par une peur particulière, celle dont parlait Roosevelt pendant une autre crise : la peur de la peur (« la seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même »). Rien de plus urgent, en France, et sans doute ailleurs, que de parvenir, individuellement et collectivement, par le débat public, à avoir peur de nos peurs (ou pour le dire à la manière de Hume, à remplacer nos passions violentes par des passions calmes, ou à la manière de Akerlof et Shiller : « nos esprits animaux peuvent être exploités et maîtrisés (harnessed) de manière créatrice, de façon à servir le bien commun »[19]). Poser les problèmes du changement climatique, des dérives du système financier, mais aussi de l’immigration, du terrorisme, de la dissolution possible de l’identité nationale, etc. (et non pas les nier stupidement, comme le font souvent les forces politiques françaises, chacune élisant ses risques préférés pour mieux rejeter ou faire oublier les autres), chercher à entretenir à leur sujet une peur raisonnable, et par là un espoir raisonnable de les résoudre, me paraît être la seule voie – une voie très étroite – que la gestion politique des affects publics doit emprunter.

Disons cela autrement. En période de crise, face au danger que représentent certaines réactions affectives (la recherche de boucs émissaires – qu’il s’agisse des immigrés ou des banquiers – ou encore le pessimisme et le défaitisme), il nous arrive de cultiver l’espoir qu’avec beaucoup d’efforts et d’imagination nous pourrions revenir à la bienheureuse zone médiane où nous n’avions affaire, du moins le croyons-nous, qu’à des risques et des calculs. Nous rêvons alors d’un futur où, lorsque tout ira mieux, lorsque le ressort de la crise se sera détendu, il nous serait à nouveau possible de partager notre vie entre le calcul rationnel (l’économie, la politique), qui aurait en charge le domaine du risque, et la réflexion sur l’existence (la religion, la sagesse, la philosophie, ou tout autre nom qu’on veuille lui donner), qui se soucierait de ces extrêmes que sont la certitude et l’incertitude, et des affects complexes qu’elles suscitent en nous. Ce serait cependant une illusion que de scinder ainsi l’existence humaine, d’opposer les constantes universelles (la certitude de vivre et de mourir, l’incertitude de nos fins ultimes) aux variables contingentes (les risques qui sont inhérents à l’activité technique, économique et politique), d’opposer l’affectivité au calcul. Seules les élites, et plus particulièrement les élites intellectuelles, vivent dans un monde où la culture (qui interprète la certitude et l’incertitude) et la technique (qui calcule les risques) sont juxtaposées. Les Français, aujourd’hui, sont confrontés à des certitudes et des incertitudes on ne peut plus concrètes, dans leur travail et dans leur vie quotidienne (par exemple la certitude qu’il faut s’insérer dans la mondialisation de l’économie et l’incertitude radicale de ce qui en découlera, au sens des mots certitude et incertitude que j’ai précisé plus haut). Ils développent divers affects, qui peuvent être aussi bien des écueils où l’action se brise que des planches de salut. Mais nous ne sortirons pas de la crise seulement en calculant mieux, même s’il faut calculer, et tout faire pour transformer les terrifiantes incertitudes en risques banals. Nous n’en sortirons que si nous tenons, dans la vie politique, les deux bouts de la chaîne : l’action rationnelle d’une part, de l’autre la gestion collective des affects qui naissent de notre exposition à de nouvelles formes de nécessité brute et de contingence radicale. On connaît la difficulté de la première tâche, on commence à découvrir celle de la seconde (je pense en particulier aux analyses stimulantes de H. Thaler et C. Sunstein dans Nudge, où ces auteurs plaident, dans le traitement des sentiments qui surestiment tel bien ou sous-estiment tel mal, pour un paternalisme libertarien, par lequel les pouvoirs publics incitent les citoyens, par le « gentle power of nudges », à modifier leurs sentiments, pour mieux satisfaire les fins qui sont explicitement les leurs[20]). La crise économique que nous traversons aura peut-être au moins cette utilité de nous rappeler ce qu’est la politique, et quelle forme elle peut prendre aujourd’hui pour répondre aux quasi-sentiments que font naître les quasi-certitudes et quasi-incertitudes (on aura compris que je ne donne pas à cette affirmation, « nous rappeler ce qu’est la politique », le même sens que lui donnent ceux qui, en France en particulier, pensent que les risques et les incertitudes auxquels nous confronte la crise nous ramènent à la saine vérité qu’il appartient à l’État de régir l’économie et la société).

Serge Champeau, octobre 2010


[1] F.H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit (Evergreen Edition, Inc., Kindle edition, 2008) ; J.M. Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money (Evergreen Edition, Inc., Kindle edition, 2007).

[2] J.M. Keynes, « The General Theory of Employment » (51 Quaterly Journal of Economics, 1937), traduit par mes soins.

[3] The General Theory…, édition citée, Ch. 12, VIII (Kindle location 2901-2909), traduit par mes soins.

[4] R.A. Posner, The Crisis of Capitalist Democracy (Cambridge, Harvard University Press, 2010).

[5] G.A. Akerlof and R.J. Schiller, Animal Spirits (Princeton, Princeton University Press, 2009).

[6] Animal Spirits, page 65, traduit par mes soins.

[7] Cf. par exemple les pages 28-29 sur la « Dif-férence ontologique », dans M. Heidegger, Acheminement vers la parole (Paris, Gallimard,1976).

[8] Cf. L. Wittgeinstein, « Conférence sur l’éthique », in Leçons et conversations, (Paris, Gallimard, 1971), page 150.

[9] M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la phénoménologie (Paris, Gallimard, 1992), page 127 et suivantes.

[10] Cf. les propositions 6.44 et 6.45 du Tractatus logico-philosophicus (Paris, Gallimard, 1961), ou la « Conférence sur l’éthique » déjà citée.

[11] Cette rapide analyse des sentiments qui, chez Heidegger et Wittgenstein, accompagnent la certitude, devrait être complétée par celle des sentiments face à l’incertitude.

[12] Marx, L’idéologie allemande, (Paris,Editions Sociales, 1968), page 63.

[13] « Retraites : la négaffirmation », Les Echos, 29/09/2010.

[14] Il faudrait élaborer davantage ce concept de négaffirmation. Disons seulement qu’il n’implique pas l’hypothèse lourde de l’inconscient, à la différence des concepts freudiens de déni (Verleugnung) et dénégation (Verneinung).

[15] « Chaque Français est schizophrène : il sait que c’est la fin d’une époque, qu’il faut changer mais, sans y croire vraiment », Eric Le Boucher, Les Echos (8/10/2010). Le mot schizophrène est inapproprié, mais l’idée est claire.

[16] The General Theory…, édition citée, ch.22, II (Kindle location 5540-47).

[17] Déclaration récente du Président de la République française devant un public d’agriculteurs.

[18] Cf. par exemple D. Nettle, « The Evolution of Personality Variation in Humans and Other Animals », 61 American Psychologist (2006).

[19] Animal Spirits, édition citée, page 173, traduit par mes soins.

[20] R.H. Thaler and C.R. Sunstein, Nudge (New Haven and London, Yale University Press, 2008), pages 5 et 8. La langue française n’a pas de mots pour traduire nudge (un léger coup de coude pour attirer l’attention de quelqu’un). Cf. aussi à la page 72 : « les individus ont besoin d’incitations lorsqu’ils doivent prendre des décisions qui sont difficiles et peu fréquentes, pour lesquelles ils ne disposent pas de feed-back rapide sur les effets de leurs décisions, et lorsqu’ils éprouvent des difficultés à traduire les caractéristiques d’une situation en termes facilement compréhensibles pour eux » (traduit par mes soins).

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