La fin d’un modèle

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Les Droits de l’Homme sont associés traditionnellement à une idée d’égalité pensée à partir d’un modèle d’homogénéité, de neutralité et d’abstraction des différences. Or ce modèle est contesté par diverses instances car il ne reconnaît pas la particularité des sujets. Bon nombre de conflits actuels qui expriment plus de demandes de reconnaissance que de redistribution sont un exemple clair de cette incapacité. La question féministe et de la parité, les droits culturels, les politiques d’intégration, les revendications de multinationalité, par exemple, exigent la formulation d’une idée d’égalité plus complexe et équilibrée, plus en accord avec le pluralisme réel de nos sociétés.

Le projet d’égaliser les conditions en mettant systématiquement entre parenthèses tout type de différences semble être entré dans une crise profonde. La distinction traditionnelle entre le public et le privé visait à constituer un espace public qui devait fonctionner par renonciation des individus à leur identité, via l’abstraction publique de l’identité. Ce modèle reposait sur le préjugé selon lequel, pour constituer l’autre comme égal, nous devions nécessairement faire table rase de ce qui nous distinguait de celui que nous considérions comme semblable. Cette procédure de suppression des différences s’est révélée incontestablement être un facteur de progrès dans la rupture avec la société de l’ancien régime, structurée à base d’ordres de hiérarchie et privilèges. Il existe un moment d’abstraction des différences qui s’avère indispensable pour nous considérer comme semblables, au-delà et en marge de tout contexte. Toutefois, le problème est de savoir si cette procédure est en mesure de gérer le pluralisme des sociétés contemporaines. Tout indique que ce modèle doit être complété ou transformé pour faire face aux défis posés par le nouveau pluralisme en matière d’intégration sociale et politique, de reconnaissance et d’organisation des équilibres territoriaux. Le grand défi du monde actuel consiste à se demander comment organiser la cohabitation dans des sociétés profondément plurielles tout en évitant le modèle communautaire et le modèle de la privatisation des identités.
L’idée d’égalité abstraite ne s’adapte plus, c’est quelque chose que l’on perçoit dans sa faible capacité d’intégration, de plus en plus évidente. L’adhésion aux principes juridiques et politique ne suffit pas pour assurer la cohésion du lien social et créer les conditions d’un bien commun ou d’une citoyenneté partagée. L’expérience historique nous enseigne obstinément que quand la construction de l’État est réalisée en pensant que pour avancer vers le commun il faut dépasser radicalement les différences, le résultat est que les différences sont expulsées de la sphère publique et le personnel s’affirme face au commun. Tôt ou tard, le refus public de ce qui nous distingue finit par être perçu comme une forme d’exclusion, en particulier par ceux qui ressentent comme une inégalité le lieu qui leur est attribué dans la circulation des opportunités sociales ou dans la répartition du pouvoir.

Les demandes d’équité ont pris dernièrement une tournure imprévue. Elles nous exigent une nouvelle formulation de l’égalité qui pourrait se résumer ainsi : il faut réévaluer les différences pour avancer dans la logique de l’égalité. La dynamique même de la démocratisation qui exige de radicaliser l’égalité est celle qui nous conduit à comprendre l’identité comme différenciée politiquement et culturellement. Nous ne pouvons pas mettre entre parenthèses les différences réelles si nous ne voulons pas les reconnaître à pied d’égalité, par exemple, entre hommes et femmes ou entre membres de groupes culturels qui affirment leurs identités respectives ou entre communautés aux aspirations d’autogouvernement différentes. Ce sont des différences qu’il faut reconnaître à pied d’égalité, certes, mais en tant que différences.
Nous assistons à une transformation de la politique exigée par l’approfondissement du pluralisme social. Le monde contemporain a connu un grand déplacement qu’il faut prendre en compte pour construire des réalités aussi précieuses que le monde commun, le public ou la laïcité afin d’y intégrer les différences et pas simplement les neutraliser ; il ne s’agit pas de les supprimer mais des les reconnaître dans un régime d’égalité. Le plus grand défi des sociétés contemporaines consiste à intégrer l’individu non plus par la privatisation de ses biens mais par la reconnaissance publique de son identité distincte, tant du point de vue du genre que du point de vue de sa dimension culturelle ou de son identification à une communauté politique précise. C’est le grand dilemme auquel nous sommes confrontés, la question qui va nous demander des efforts accrus d’imagination et de créativité politique dans les années à venir : progresser dans l’extension des droits en réalisant le passage de l’universalisme abstrait des droits politiques à l’universalisme concret des droits sociaux et culturels.

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