Privé-public: la confusion des genres

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On assiste à une espèce d’invasion du privé, un phénomène rendu possible sans doute avant tout par le fait que l’espace public officiel, banalisé et rituel, s’est vidé de sa substance et, de ce fait, est incapable d’offrir des significations communes auxquelles puissent s’identifier les individus. Convictions personnelles, croyances, émotions, sentiments et identités priment désormais sur toute autre considération dans l’engagement public des citoyens. Cette privatisation de l’espace commun est visible dans l’univers des médias, tant dans le phénomène des personnalités qui dévoilent leur vie privée que dans celui des gens ordinaires qui se confessent en public dans certaines émissions de télévision.

Cette évolution se traduit également par la personnalisation du politique, c’est-à-dire le fait que les personnes priment sur les programmes ou que ces derniers sont traités comme des questions personnelles. La complexité de la politique et le fait que les médias vivent par et pour l’image ont conduit à la personnalisation des événements. Le “côté humain” des hommes et femmes politiques (le caractère, le style, la sympathie, la popularité, la crédibilité, la confiance) en vient à primer sur leur ­compétence. Dans un contexte de faible politisation, nous votons en définitive pour des attributs personnels. Les questions politiques deviennent des affaires d’image, de sentiments, de drames personnels : le principal instrument de l’action politique est l’émotion, l’authenticité simulée, les sentiments personnels que l’on parvient à communiquer. Voilà pourquoi les politiques manifestent tant d’indignation, feignent d’être émus et nous parlent plus de leurs convictions que de leurs décisions. En des temps de plus grande densité idéologique, il eût été impensable qu’une personnalité politique consacre tant de temps à nous communiquer son état d’esprit et que son degré d’optimisme ou de pessimisme ait autant d’importance à nos yeux.

L’autre versant de cette évolution est la politisation de la sphère privée. Des questions qui autrefois s’inscrivaient plutôt dans la sphère privée, voire étaient cloîtrées dans l’intimité – comme le genre, la condition sexuelle, les identités ou l’expérience religieuse –, font aujourd’hui irruption sur la scène publique avec toute leur force et leur immédiateté. La campagne présidentielle en cours aux Etats-Unis montre bien que la politique, que nous pourrions qualifier d’abstraite ou de programmatique, n’est pas en mesure de s’imposer face à la condition personnelle des candidats, dont la couleur de peau, le sexe ou l’appartenance religieuse reste l’élément décisif.

Le principe classique de non-équivalence entre ce que nous tolérons et ce que nous approuvons perd de sa force. Toute tentative de différencier le légal du moral apparaît comme un prétexte au relativisme. Or vivre ensemble dans une démocratie pluraliste nécessite d’avoir appris à faire la différence entre ce qui nous plaît et ce que nous nous contentons de supporter, d’avoir renoncé à ériger nos préférences en norme universelle, de ne pas confondre respect et reconnaissance, droit et estime. Cette distinction est corrélative à l’existence d’un espace public et d’un espace privé différenciés, dont la frontière est certes discutable et susceptible de bouger au fil de l’Histoire, mais sans laquelle nous nous embarquerions dans un combat pour exiger des autres ce que nous n’avons pas le droit d’obtenir. Ce sont ces distinctions essentielles qui sont mises à mal par l’ostentation hystérique de l’intimité. Le premier droit de l’homme est de n’être pas obligé de plaire à tout le monde. On ne peut faire valoir les droits de la personne s’il n’existe pas un domaine qui soit à l’abri des exigences de justification des autres, ce qui suppose une sphère d’intimité qui ne soit pas proprement politique. Nous nous sommes habitués à cette idée que la tolérance est bien peu de chose ; attention, toutefois, à ne pas oublier que ce peu de chose est indispensable.

Dans nos sociétés sont fréquemment formulées des revendications qui vont au-delà de la quête de justice sociale et économique : les droits politiques que nous exigeons sont le bonheur personnel, la reconnaissance morale, la gratification sexuelle ou le salut de l’âme. Or ce sont des choses qu’il est absurde d’exiger et qui, de surcroît, ne sont pas nécessaires au développement de l’identité de chacun. En plein mouvement des droits civiques, Martin Luther King affirmait : “Nous ne demandons pas que vous nous aimiez. Nous exigeons seulement que vous cessiez de nous importuner.” Il formulait là une idée de respect égalitaire qui revenait à reconnaître qu’action publique et intimité privée ont des exigences distinctes. Le concept d’espace public établit une distinction entre vie publique et expérience privée qui est aujourd’hui obscurcie par le langage thérapeutique (truffé de références à des “sentiments partagés” ou à l’“estime de soi”). Peut-être cette confusion s’explique-t-elle par la difficulté à faire la distinction entre les principes de l’espace privé et les exigences du monde partagé.

Un espace public bien articulé exige que certaines questions de société soient soumises au débat public et que d’autres soient mises à l’abri de l’examen collectif. Il ne peut y avoir de citoyenneté démocratique là où l’on n’a pas appris à distinguer entre simple respect et approbation. Si nous ne savons pas que nous sommes obligés de tolérer des choses avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, si nous jugeons que nos préférences doivent recevoir l’approbation de tous, alors nous nous mettons dans l’incapacité de vivre en société. Au lieu d’un vivre ensemble entre êtres différents, limité et conditionné par une négociation perpétuelle sur ce que l’on expose et ce qu’il vaut mieux garder pour soi, certains s’obstinent à chercher des concessionnaires d’estime de soi, à souligner de façon hystérique leurs émotions, à “publiciser” leurs conquêtes amoureuses, à déconnecter leur singu­larité de l’humanité commune, à protéger leurs convictions religieuses sous un baldaquin social.

Il n’est pas possible de vivre sans espaces d’indifférence négociée, sans ce que le sociologue Erving Goffman appelait une “inattention courtoise”. C’est grâce à ces espaces que nous consolidons la principale conquête de notre civilisation, qui est non pas l’assurance d’une affection réciproque mais la possibilité de vivre et même d’agir ensemble sans la compulsion d’être identiques.

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