Serge CHAMPEAU: Au sujet de "Religion privée, opinion publique" (B. Binoche)

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Le livre récent de Bertrand Binoche (professeur de philosophie à l’Université de Paris I) Religion privée, opinion publique (Vrin, 2012), est sans doute le meilleur ouvrage français consacré au concept d’opinion publique.

L’auteur y étudie les différentes figures prises par l’opinion publique depuis la Renaissance. Pour simplifier, en ne retenant que les deux extrémités : l’opinion publique commence comme « espace argumentatif démocratique » (« l’intercommunication argumentative et citoyenne ») et elle finit comme « bavardage sollicité en termes de panels »… La pensée de l’auteur est en réalité beaucoup plus nuancée que ce que pourrait laisser entendre ce raccourci, mais il est vrai que la conclusion de l’ouvrage est celle d’un certain échec des Lumières. C’est en effet la pensée rationaliste et démocratique du XVIIIe siècle, on le sait, qui a inventé l’opinion publique comme espace démocratique (« communauté rationnelle dépourvue de préjugés », 16) où se définit le bien commun. Le constat selon lequel l’opinion publique s’est dégradée en « bavardage collectif » recueilli par les instituts de sondage, tendrait donc à donner raison non pas aux philosophes des Lumières, mais à Burke, qui affirmait qu’il n’y a pas de société sans adhésion collective à des croyances (à un ensemble de jugements dont nous ne pouvons pas rendre raison, qui sous-tendent nos institutions et nos pratiques), pas de société sans adhésion à une tradition (qui pour Burke est un trésor acquis par un peuple tout au long de l’histoire, une sagesse et une raison collectives, qui évite à chacun les atermoiements de la délibération). Nous allons cependant voir que la pensée de B. Binoche est plus complexe, même si elle est finalement assez pessimiste…

Binoche parvient à cette conclusion en retraçant l’histoire de la notion d’opinion publique. L’opinion publique a peu à peu remplacé la croyance religieuse. C’est en effet lorsque la croyance religieuse est devenue privée (après les guerres de religion), lorsque la notion de tolérance s’est développée en Europe, qu’est apparu progressivement un autre domaine, parallèle à celui de la religion privée : celui de la raison publique. Les citoyens modernes, à partir du XVIIe, ne débattent plus du salut et de ses différentes formes (c’est devenu une question privée) mais des questions politiques et sociales qui concernent tous les citoyens.

Ce processus a été particulièrement long et complexe. Je ne retrace pas toutes les étapes, j’attire seulement l’attention sur certaines d’entre elles. Kant, en Allemagne à la fin du XVIIIe, Benjamin Constant en France, au début du XIXe ont formulé clairement l’idée que  l’opinion publique était la seule solution aux impasses de la tolérance : « au lieu de se résigner à vivre ensemble faute de mieux, nonobstant de cruciaux désaccords sur ce qui doit nous importer au plus haut point, on intègre positivement ces désaccords dans une sphère où leurs oppositions deviennent motrices » (73). En d’autres termes, on prend appui sur nos divergences et nos antagonismes (du moins celles qui ne concernent pas la seule sphère privée) pour les dépasser par le débat, de manière à pouvoir vivre ensemble. Un tel débat suppose certes un accord préalable, mais c’est un accord sur les règles rendant possible le débat, par lequel nous parvenons à nous accorder et à progresser. L’espace public est donc le lieu de définition de l’intérêt commun, et du progrès indéfini dans la définition de celui-ci. Cette idée sera au centre de toutes les théories de la démocratie du XIXe (on la trouve par exemple chez John Stuart Mill, pour qui la vérité sur ce qui est le plus utile à l’homme se découvre dans l’exercice de la raison publique). C’est le système représentatif qui permet le mieux à cette opinion publique de s’exprimer et de définir, par le débat, le bien commun (Guizot, en France, insistera particulièrement sur cette idée). Benjamin Constant dit dans une formule lapidaire et saisissante : « L’opinion parle, l’intérêt de tous se fait entendre » (193). Ces théories confèreront un rôle fondamental, dans ces débats, à ce que nous nommons aujourd’hui les intellectuels (qu’on nomme à l’époque philosophes, écrivains et savants), et plus généralement à l’opinion éclairée (les journaux). La démocratie est indissociablement liée à la publicité (au caractère public des actions politiques) et la liberté de la presse est la garantie de cette publicité : « Les journaux seuls portent la plainte de l’opprimé d’une extrémité du territoire à l’autre (Constant, 193).

L’originalité de l’ouvrage de Binoche ne réside pas tant dans ces rappels que dans l’idée que le concept d’opinion publique a eu du mal à s’imposer car il existait des « rivaux de l’opinion publique ». Il distingue, dans une fine analyse historique, plusieurs de ces rivaux, dans le contexte français. Je n’en retiendrai ici, en simplifiant, que cinq :

1) Le premier est mieux connu que les suivants : les contre-révolutionnaires traditionnalistes catholiques, comme Joseph de Maistre, pour qui la raison individuelle doit être réprimée par la tradition (par une forte adhésion religieuse collective, que l’on ne peut remettre en cause). Ce courant de pensée est l’ancêtre des totalitarismes du XXe siècle. L’idée a son origine chez Burke (qui est un libéral, non un réactionnaire comme de Maistre) : « une conviction commune, c’est-à-dire une même idée reconnue et acceptée comme vraie, telle est la base fondamentale, le lien caché de la société humaine » (143).

2) Un autre rival, moins connu, est celui de l’individualisme protestant, anglo-saxon, qui considère que la vérité émane de la raison individuelle, alors que le concept d’opinion publique repose sur l’idée d’une raison exercée collectivement. C’est pourquoi les États-Unis, fortement marqués par cette tradition protestante, subordonneront l’espace public démocratique, où l’opinion publique joue un grand rôle, à la primauté du droit (par le rôle attribué à la Cour Suprême) : la Cour dit en quelque sorte ce qui est au fond de chaque raison individuelle (et est inscrit dans le Bill of Rights) et censure le pouvoir politique lorsqu’il viole les droits fondamentaux.

3) Un autre rival est la volonté générale de Rousseau, c’est-à-dire l’idée selon laquelle que les citoyens réunis en assemblée connaissent chacun, par leur « conscience », ce qui est bon pour tous – ce qui rend superflue l’existence des partis, de la presse et de la délibération, puisque chacun entend au fond de lui la voix de l’universel. Cette position est présente tout au long de la Révolution française. C’est par exemple celle de Saint-Just qui, évitant le terme d’opinion publique, parle plutôt de la construction d’une « conscience publique » (ce qui signifie pour lui mobiliser les citoyens, par l’action révolutionnaire, de manière à mettre « l’esprit public » en chacun, cet esprit qui gît au fond du cœur des gens du peuple et qui ne demande qu’à s’exprimer). Pour Rousseau et Saint-Just, la « voix de la conscience », c’est-à-dire celle de la volonté ou du sentiment, ne se discute pas, à la différence des opinions dans l’espace public, dont se méfie Saint-Just, car elles donnent lieu à des désaccords. Guizot, tout au contraire, insistera particulièrement, au début du  XIXe siècle, sur l’idée que la volonté  et le sentiment ne suffisent pas, qu’il faut aussi l’entendement (la confrontation des raisons dans l’espace public et le système représentatif) pour parvenir à définir l’intérêt commun : « N’est donc pas juste ce qui a été voulu par le peuple en corps mais ce qui a été raisonné par le peuple représenté » (146).

4) Un autre rival de l’opinion publique, moins connu encore, est le courant républicain qui insiste sur la formation non pas d’une opinion publique (par le débat) mais d’un entendement public (par l’école publique). C’est par exemple la perspective de Lakanal, fondateur de l’Ecole Normale, qui parle de la tâche de « recréation de l’entendement chez un peuple » (159), « afin de mettre la nation tout entière en état d’exercer dignement cette souveraineté qui lui est rendue » (159). Les penseurs libéraux du début du XIXe siècle percevront très bien cette opposition entre une certaine conception de l’école publique et l’idée d’opinion publique. Mme de Staël, par exemple, tout en insistant sur la nécessité de l’école publique républicaine, prend ses distances par rapport à ce qu’elle nomme les « tenants de l’instruction » (161). Elle affirme que « les écrivains font marcher l’esprit plus vite et plus loin que l’éducation nationale » (161). Elle se méfie d’une école qui peut devenir dogmatique et scientiste, qui est tentée de réduire l’espace du débat public, dans et hors de l’école. Méfiante à l’égard de l’endoctrinement par l’Ecole, elle insiste sur l’idée que l’école n’est qu’un moyen d’influencer « l’esprit public » et les « lumières », un moyen qui doit suivre le développement libre de cet esprit et de ces lumières (161). C’est pourquoi elle plaide vigoureusement en faveur de la liberté de la presse, dont les débats peuvent et doivent nourrir l’école (162). Il y a là deux tendances bien distinctes, les républicains qui veulent éduquer l’opinion et les libéraux, admirateurs du modèle politique anglais « éclairé par la discussion et par la liberté de la presse » (164), qui veulent développer le débat dans l’espace de l’opinion publique.

5) Un dernier rival, enfin, identifié par tous les défenseurs de l’idée d’opinion publique, et particulièrement par Guizot : les préjugés populaires (ce que nous appellerions le populisme), qui consistent en axiomes non démontrés, en un « credo populaire » (147), en ce que Guizot nomme « l’instinct public ». Un article de ce credo est par exemple la négation de toute hiérarchie sociale, l’idée que la vérité est dans le peuple et non dans ses représentants, etc. Mais pour Guizot ces idées ne sont pas tant des idées fausses que des idées exagérées, où il peut y avoir de la justesse (147). La négation des privilèges, par exemple, est légitime mais se développe en négation de toute inégalité de ressources. Pour Guizot il faut, pour gouverner, prendre appui sur ces préjugés pour les transformer : « La France échangerait volontiers la souveraineté du peuple contre celle du droit, l’aversion de l’aristocratie contre les vrais principes  de l’égalité… » (148). L’opinion-raison (des gouvernants) doit gouverner pour lui l’opinion-credo (du peuple) et, entre les deux, il y a une place fondamentale pour l’opinion publique des journaux, du débat public, qui doit non pas gouverner mais éclairer les gouvernants, sans être elle-même gouvernée (la presse doit être libre, 149).

L’ouvrage de Binoche présente, dans les dernières pages, les trois périls qui guettent l’opinion publique aujourd’hui, dangers qui ont été repérés dès le début du XIXe siècle.

1) l’instrumentalisation, l’asservissement de l’opinion publique à des intérêts extérieurs au champ de son expression

2) la sédimentation de l’opinion publique, sa réduction à une vulgate interdisant aux sujets rationnels de débattre librement

3) la dévaluation de l’opinion publique, son éparpillement en simples opinions volatiles, s’effaçant à peine apparues au profit d’une actualité évanouissante (186).

L’auteur considère que ces dangers sont bien réels mais, en même temps, il maintient et défend l’idée de l’opinion publique. Sa pensée me semble donc plus réaliste que pessimiste. B. Binoche apparaît dans la fin de l’ouvrage comme un défenseur libéral de l’idée démocratique d’opinion publique, dans la lignée de Constant, Mme de Staël et Tocqueville.

Le danger (1) a été dénoncé très tôt au XIXe, par Balzac par exemple : « le Journal, au lieu d’être un sacerdoce, est devenu un moyen pour les partis…Un Journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions » (187). Mais les libéraux rejetteront vivement cette idée de Balzac selon laquelle toutes les opinions reflètent nécessairement des intérêts (comme l’affirme en même temps, en Allemagne, la théorie marxiste de l’idéologie). Constant, en particulier, récuse l’identification des opinions et des intérêts. L’espace public n’est pas seulement pour lui un heurt d’intérêts, c’est un espace d’arguments, qui peuvent être liés à des intérêts, mais qui s’adressent à la raison de chacun, qui cherchent à convaincre. L’intérêt seul ne pouvant se soutenir, disent Constant, Guizot et Mme de Staël, il doit se justifier à ses propres yeux et est donc contraint d’argumenter, et par là de se soumettre à la discussion publique (192). Et quand il le fait « la pensée seule peut combattre la pensée : le raisonnement seul peut rectifier le raisonnement » (Constant, 192). C’est pourquoi ces penseurs libéraux affirment tous que les opinions sont plus fortes que les intérêts (193). Il arrive souvent qu’un individu d’une classe sociale privilégiée refuse de défendre ses intérêts, s’engage à partir d’opinions qui l’ont convaincu (et, inversement, que des individus du peuple se rangent derrière des opinions qui ne vont pas dans le sens de leur intérêt). Constant remarque que les pouvoirs ne s’y trompent pas, qui accordent la plus grande importance aux opinions, les favorisent, les combattent, car, dit-il, elles sont devenues « une puissance pour ainsi dire temporelle » (196). Dans ces textes fondamentaux, Constant, de Staël et Guizot refusent de considérer l’opinion comme les révolutionnaires avaient considéré la religion, c’est-à-dire comme des superstitions sans importance, à éliminer (ce qui est paradoxal, car la nécessité de les éliminer prouve leur force et leur réalité). Plus largement, on peut opposer ces auteurs, qui ont pris conscience de la réalité et de l’importance des opinions publiques, à ceux qui les réduisent à être le masque d’intérêts (Marx, Nietzsche) et qui entendent les dénoncer et les détruire, et non argumenter avec elles au sein d’un espace démocratique (197).

Le danger (2) est que la raison, en se propageant, risque de déchoir en une nouvelle croyance, de se durcir en dogme, de devenir une orthodoxie, une doctrine publique. Diderot, dès 1775, est conscient du danger que l’opinion publique peut échouer dans des « articles de foi » (140). Condorcet, un peu plus tard, fait la même analyse : même des principes  comme l’égalité des droits et la souveraineté du peuple peuvent devenir des préjugés, « si on les prêche au lieu de les analyser » (140). La morale républicaine peut devenir une sorte de catéchisme. Dans un texte admirable (Réflexions sur le commerce des blés, 1776), Condorcet distingue trois opinions : l’opinion éclairée, celle des écrivains et philosophes (qui précède l’opinion publique et contribue à la forger), l’opinion publique (celle du peuple souverain, à partir de laquelle il gouverne) et l’opinion « de la partie du peuple la plus misérable, et qui n’a d’influence que dans les pays où le peuple, n’étant compté pour rien, la populace oblige quelquefois un gouvernement faible de la compter pour quelque chose » (169, formule magnifique !). Condorcet ne sous-estime pas cette opinion de la populace (ce que nous appellerions le populisme aujourd’hui) mais il la croit faite de préjugés corrigibles. Les préjugés ne sont en effet que des sédimentations, des durcissements unilatéraux de vérités. C’est pourquoi la tâche des écrivains et des hommes politiques est toujours de purifier l’opinion publique de ces préjugés (172).

Cette question a été magnifiquement abordée par Alexis de Tocqueville. Il remarque, après Burke, que la constitution de l’espace public démocratique n’a pas fait disparaître le besoin « d’opinions que les hommes reçoivent de confiance, et sans les discuter » (199). Les seuls intérêts économiques ne suffisent pas à lier les hommes, il faut des croyances pour créer le lien social et politique. La nouveauté de l’analyse de Tocqueville, à la différence de celle de Burke, est que cela vaut aussi des sociétés démocratiques. Même dans ces sociétés il faut une « doctrine publique », « que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral » (201). La société démocratique repose sur un ensemble de valeurs partagées : l’égalité, d’abord, qui est devenue une croyance de masse (la valeur d’égalité est inséparable de la démocratie : car si l’on donne à chacun une voix, si l’on satisfait à l’égalité politique, l’égalité des conditions ne peut que s’en suivre). On voit comment Tocqueville retourne le danger (2) et en donne une interprétation démocratique : certes, il y a de la croyance, même dans les démocraties, mais c’est une croyance moderne, que les démocraties doivent cultiver (et rectifier, car elle comporte le danger de l’égalitarisme). Et Tocqueville souligne toujours le risque du conformisme, le risque que les citoyens se rangent sans réfléchir derrière la croyance de la masse, un risque qui, lui non plus, n’est pas inéluctable. En France cette foi politique prend la forme du culte des valeurs républicaines (égalité, liberté), aux États-Unis elle prend la forme d’une culture religieuse profondément ancrée dans le peuple et nourrissant ses pratiques et institutions démocratiques. Cette foi, dans tous les cas, fournit un socle à l’identité des individus, leur évite d’avoir à exercer leur raison individuelle à chaque instant dans tous les domaines (« la majorité se charge de fournir aux individus une foule d’opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l’obligation de s’en former qui lui soient propres », 205). Il y a là une sorte de revanche de l’opinion publique sur la religion : les individus croient en des valeurs, et même ont une foi religieuse, parce que les autres y croient aussi, parce que c’est l’opinion publique majoritaire (c’est l’opinion publique qui est devenue l’autorité, répète Tocqueville). Mais on peut tout aussi bien dire l’inverse : c’est l’opinion publique qui est devenue un credo. Ce fait, pour Tocqueville, comporte des dangers (conformisme) mais est aussi une condition de fonctionnement de la démocratie moderne. Binoche, commentant Tocqueville, écrit justement à propos de cette foi politique que « à ce point le remède ne consiste pas à garantir son autonomie [celle de la foi des masses en des valeurs], mais à la fluidifier en permanence. Il faut interdire à l’opinion de se déposer en une sorte de boue spirituelle où les intelligences s’immobiliseraient craintivement » (206).

Le danger (3) revient à dire que les opinions démocratiques peuvent, dans notre société, subir le même sort qu’a subi la croyance religieuse lorsqu’elle est devenue privée, à la fin de la Renaissance : il n’y aurait plus alors que des croyances individuelles juxtaposées. Binoche illustre brillamment ce danger par une nouvelle de Maupassant, intitulée L’opinion publique, dans laquelle l’opinion publique est réduite à une poussière d’opinions volatiles et juxtaposées, où s’opère un nivellement (toutes les opinions se valent). Cette nouvelle évoque par bien des aspects le bavardage contemporain qui règne en maître sur Internet. « L’opinion publique est ainsi une revue de presse désordonnée, l’évocation d’événements qui sont tous également des événements, surgis avec le jour et promis à ne pas lui survivre » (209). Ce que Diderot nommait le « caquet public » (209).

L’auteur débouche sur une conclusion qu’il faut bien comprendre, car on peut l’interpréter de manière erronée. Il y a aurait, dit-il au terme de cette histoire, une « impossible laïcisation des rapports sociaux » (214), un échec des Lumières. Mais il n’entend pas signifier par-là que nous sommes revenus au point de départ, à une croyance de masse qui aurait purement et simplement remplacé la religion. Son ouvrage est en fait une défense de l’idée moderne, rationaliste et démocratique, d’opinion publique, mais une défense (1) consciente des dangers qui menacent en permanence cette opinion (cf. les trois périls signalés plus haut) et (2) consciente que les démocraties ne peuvent vivre sans un corps d’idées acceptées par le peuple, idées qui forment son identité (il reprend cette idée à Tocqueville), idées sans lesquelles une société est livrée à l’anarchie des multiples raisonnements et décisions individuels, mais idées qui ne doivent pas être pensées comme immuables, qui peuvent et doivent être rectifiées.

Le texte suivant résume de manière très dense mais claire le parcours que je viens de retracer de manière schématique (sa fin peut paraître excessivement pessimiste, mais on a vu plus haut que les trois dangers qui menacent l’opinion publique peuvent être conjurés, pour l’auteur) :

La dissociation, par la tolérance, du lien social et de la foi commune avait ouvert une crise où s’étaient engouffrées concurremment la religion naturelle, la morale naturelle et l’opinion publique. Celle-ci l’emporta pour autant qu’elle se présenta comme une réflexion non doctrinale du lien civil, affirmant que nous pouvions et que nous devions vivre ensem­ble non pas malgré nos désaccords, mais en prenant appui sur eux. Liquidant toute espèce de catéchisme, nous devions alors trouver notre ressort dans nos divergences. Mais cela exigea l’arrachement de l’opinion publique à sa préhistoire philo­logique et elle ne put s’imposer qu’en cessant d’être opinion tout court et en basculant du côté d’un exercice collectif de la raison. Cela réclama aussi d’écarter les divers prétendants à ce beau titre, simulacres et doublures de toutes sortes; le prix en fut certainement le brouillage du concept, sa métamorphose en maître mot. Remarquable destin qui devait nécessairement, pour finir, exposer l’opinion publique aux mêmes écueils que ceux sur lesquels s’était fracassée la religion. Asservie à des intérêts nullement publics, ou figée en une chape qui encadre strictement chaque intelligence, ou encore pulvérisée en une multitude tournoyante de sottises sans lendemain, elle cesse d’être à la hauteur de son principe, elle régresse à l’état religieux, et à l’état religieux corrompu. En ce sens, il était fatal que l’on finisse par déclarer que l’opinion publique, comme Dieu, n’existe pas.

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