Serge CHAMPEAU: Crise, affects et sagesse publique

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Qui a la charge du futur, dans les sociétés démocratiques ? Avoir la charge du futur peut s’entendre de deux manières. Qui, dans les sociétés démocratiques, a la charge de penser et de préparer le futur de ces sociétés ? C’est là l’interprétation la plus évidente. Il en est cependant une autre que je voudrais explorer. Le futur, dans les sociétés démocratiques, ce n’est pas seulement ce qui sera, dans quelques années, et ce qui fait l’objet d’études prospectives et d’anticipations. C’est aussi la représentation présente, sous la forme de jugements et d’émotions (les craintes, les espoirs) de ce qui sera. S’interroger sur qui est en charge du futur dans nos sociétés, ce n’est pas seulement s’interroger sur qui a la charge de prévoir et de préparer notre avenir démocratique, c’est aussi s’interroger sur qui a la charge de cultiver et de transformer les jugements et les émotions collectives qui portent sur le futur. Les deux questions sont évidemment liées, mais j’espère vous montrer, en neuf moments, qu’elles sont différentes et méritent d’être traitées séparément.

(1) Je voudrais commencer par faire une distinction qui pourra vous sembler assez éloignée de mon point de départ, mais qui nous y ramènera progressivement. La distinction en question est celle de la certitude, de l’incertitude et du risque. Prenons un exemple, celui de la mort. J’ai la certitude que je vais mourir un jour; par contre, je suis dans une radicale incertitude quant à la date et la manière de ma mort ; et enfin je vis en cherchant à éviter une mort prématurée et imprudente : c’est pourquoi je prends des risques calculés, je préfère le Darjeeling à la Vodka, et la marche sur le chemin de Santiago à la pratique de l’apnée.

(2) Le deuxième moment de mon raisonnement est l’idée qu’il y a une dissymétrie entre la certitude et l’incertitude d’une part, le risque de l’autre. Comme je l’ai laissé entendre avec les exemples que je viens de donner, le risque est le domaine du calcul rationnel, où les émotions ne doivent pas jouer le rôle principal, où elles doivent être neutralisées. Certes, on peut avoir un fort goût du risque ou au contraire une aversion extrême au risque, mais dans tous les cas la prise de risque fait l’objet d’un calcul, qui ne se laisse pas impressionner par les sentiments. Par contre la certitude et l’incertitude relèvent non pas du calcul, mais des sentiments. Pour reprendre l’exemple de la mort, la certitude de mourir a donné lieu, dans le passé, à plusieurs types d’affects (résignation, adhésion joyeuse au destin, révolte, soumission à la volonté divine, etc.) et il en va de même de l’incertitude quant à la date et à la manière de ma mort (le christianisme, pour ne prendre que cet exemple, invitait le croyant à ne se soucier ni du moment ni de la manière de sa mort, à se tenir prêt; ce n’est évidemment qu’un des affects face à l’incertitude de la mort, on sait qu’il y en a d’autres formes d’insouciance ou de souci face à la mort).

(3) Venons-en au troisième moment. Je crois que ce que je viens de dire de la certitude, de l’incertitude et du risque s’applique aux situations de crise et, sous une forme nouvelle, transformée, à la crise économique et politique que nous traversons en ce moment, partout en Europe. Quand tout va bien, ou à peu près bien, les citoyens vivent dans une zone moyenne, celle du risque, entre la certitude et l’incertitude. Bien sûr, même dans une époque de croissance et de relative prospérité, comme celle des Trente Glorieuses, il y avait des certitudes et des incertitudes. Mais celles-ci ne pénétraient pas chaque instant et chaque aspect de l’existence des citoyens. C’était la certitude de devoir mourir, de devoir travailler, de devoir faire avec un statut social et un sexe qu’on n’a pas choisis, en un mot les certitudes constitutives de la condition humaine et de la situation historique dans laquelle on était né; c’était aussi l’incertitude de la maladie, de la guerre menaçante, de l’effondrement toujours possible de la nation ; et ces certitudes et incertitudes étaient traitées par les religions, par les sagesses, par les gouvernements aussi, qui tentaient par exemple de gérer l’incertitude du futur, en suscitant ou en calmant des peurs et des espoirs. Il n’en demeure pas moins que les citoyens vivaient (par exemple moi, qui ai commencé à travailler en 1970, dans un pays où le taux de chômage était de 3%) entre ces deux bornes de la certitude et de l’incertitude, dans la zone moyenne, celle du calcul économique rationnel. Or c’est justement cette zone moyenne qui, en période de crise, est envahie par de nouveaux types de certitudes et d’incertitudes, qui font naître de nouveaux types d’affects. Les citoyens européens doivent faire face par exemple à ces certitudes que sont la nécessité absolue de réduire la dette des États, ou de trouver de nouvelles sources d’énergie ; ils font face aussi à des incertitudes qui ne peuvent pas être confondues avec des risques, comme l’avaient remarqué des économistes comme Knight et Keynes au moment de la crise de 1929 : en situation normale on peut calculer le risque de perdre son emploi ou son épargne, en situation de crise on sait qu’on peut les perdre, mais on ne sait ni quand ni comment, et on ne sait plus comment agir. Le savoir ne prend plus la forme d’un calcul, puisque le sort, à chaque instant, peut s’abattre sur vous et anéantir vos anticipations. De nombreuses enquêtes sociologiques font apparaître que ce que l’on pourrait appeler le vécu moyen de la crise consiste dans le fait que, face à un ensemble de systèmes (technique, économique, politique, etc.) hautement complexes et imbriqués, de très nombreux citoyens en sont réduits à constater leur ignorance et leur impuissance individuelle et collective. Que certains, dans leur naïveté dogmatique, s’imaginent disposer d’un diagnostic et de solutions, que d’autres, parmi les meilleurs experts, développent des théories et proposent des solutions dont la probabilité de vérité et d’efficacité est élevée, ne change rien à une situation de fait : très nombreux sont les citoyens qui, après avoir éteint les téléviseurs, refermé journaux et livres, mis fin aux diverses conversations, vivent l’histoire contemporaine comme une résultante hautement imprévisible des actions humaines et finissent par douter de l’efficacité des instituions qui cherchent à établir ou rétablir des équilibres (il n’est pas nécessaire d’être un théoricien des systèmes pour constater que la rencontre et l’interdépendance de multiples chaînes causales accroît la contingence de l’histoire,  que de petites causes peuvent engendrer d’immenses effets émergents ou pervers, que des systèmes relativement stables peuvent se précipiter en évolutions catastrophiques; il n’est pas nécessaire non plus d’être un spécialiste des institutions internationales pour porter un jugement sévère sur la gouvernance mondiale, par exemple en matière de traitement des risques écologiques). Pour le dire plus simplement, nul ne sait où nous allons, où nous pourrions et devrions aller, ni comment nous pouvons y aller ; nul ne sait si, quand et comment nous sortirons de cette conjoncture, pour le meilleur ou le pire, et ferons face à un monde plus gouvernable ou totalement ingouvernable. Nul ne sait non plus si nous sommes vraiment dans une crise, en un des sens reconnus de ce mot, ou seulement dans un changement, plus ou moins durable. Et  la voix de ceux, s’il en existe, qui le savent, n’est qu’une voix parmi d’autres, dont nul ne sait – à commencer par eux-mêmes – s’ils parviendront à être entendus.

(4) J’ai dit que ces nouvelles certitudes et incertitudes que fait naître la crise s’accompagnent de nouveaux affects. Je voudrai, dans un quatrième moment, m’attarder sur ceux-ci.

Je prendrai deux exemples de ces nouveaux affects, un suscité par un nouveau type de certitude, l’autre par un nouveau type d’incertitude.

Une décision politique, par exemple celle de maîtriser la dette publique, pourra être ressentie comme inéluctable non pas parce qu’elle relève du destin, ou de la providence, ou de la nécessité historique, mais parce que des experts, lointains et inconnus, mais omniprésents, démontrent qu’elle est indispensable, et qu’il faut bien plus ou moins les croire. Ce nouveau type de certitude, dont un des traits est que les citoyens savent qu’elle restera pour eux à jamais invérifiable et donc objet de doute, suscite des jugements d’un type nouveau (par exemple le « Oui, je sais bien, mais quand même »), auxquels correspondent de nouveaux affects (la quasi-résignation des convaincus, qui ne les empêchera pas de soutenir les opposants ; ou la quasi-colère des opposants, qui crient d’autant plus fort qu’ils n’y croient pas vraiment).

Second exemple : celui d’un affect suscité par un nouveau type d’incertitude. S’agissant par exemple des incertitudes relatives à l’environnement il est clair que, si nous écartons les opinions minoritaires (celles des écologistes militants et celles, à l’opposé, des négationnistes en matière d’environnement), nous nous retrouvons face à un sentiment moyen, une sorte de quasi-peur (une crainte bien réelle devant l’incertain, mais qui, parce qu’elle reste marquée par le doute, peut toutefois être écartée de multiples manières), une quasi-peur qui engendre des comportements paradoxaux (une demande d’action en faveur de l’environnement et en même temps un rejet des mesures concrètes proposées).

(5) Je voudrais aborder, dans un cinquième moment, la question de savoir comment interpréter les jugements d’incertitude de l’opinion publique et les affects qui les accompagnent, dont je viens de parler.

Le constat d’ignorance et d’impuissance qui semble avoir gagné l’opinion publique, en Europe et au-delà, pourrait être analysé comme une nouvelle forme de conscience, désormais plus lucide, des conditions effectives de l’action humaine. La montée du scepticisme de masse, voire du pessimisme, qui paraît reproduire les figures traditionnelles de la méfiance devant l’idée de progrès, me semble en réalité un phénomène nouveau. Il ne s’agit plus d’une méfiance de principe, d’une croyance ou doctrine sur le sens de l’histoire, mais plutôt d’une attitude prudente qui naît de la constatation que l’humanité vit, comme le disait Kierkegaard, sous la loi de la circonstance et qu’il vaut mieux, étant donné l’état présent du monde, ne pas régler nos jugements et nos sentiments sur une conjoncture ancienne, celle d’une période de progrès, imprudemment érigée en loi de l’histoire. Les évolutions démographiques, la crise énergétique, le changement climatique, la fragilité croissante de certains pays, voire de l’économie mondiale, les désordres politiques, ont cette vertu de nous rappeler que la nature existe, que l’homme ne fait pas l’histoire comme un ébéniste fait un meuble, et qu’il n’y a rien de plus faux que d’affirmer que l’humanité ne se pose jamais, comme le disait Mars, que les problèmes qu’elle peut résoudre.  Ces dimensions de la crise, ou du changement des circonstances, nous libèrent non seulement de la croyance en l’inéluctabilité du progrès économique, social et politique, mais aussi de celle en un quelconque état stable de l’histoire, fût-ce celui de déclin ou de décadence. Du fait de l’instabilité inhérente à la conjoncture dans laquelle nous nous trouvons, nous ne pouvons savoir si et combien de temps elle durera et ne sommes plus tentés de l’ériger en état final de l’histoire. Il n’est donc pas impossible de penser que nous percevons mieux qu’à d’autres époques l’essence de l’action humaine, qui est d’engendrer, à divers degrés et aujourd’hui à un degré jamais atteint, de l’incertitude, par la composition des actes et des effets.

Une telle interprétation, qui n’est pas sans mérites, ne prend cependant pas suffisamment en compte la diversité des vécus de la crise. Les jugements et affects d’incertitude me semblent en effet pouvoir donner naissance, aujourd’hui, à deux attitudes politiques, lefatalisme et le volontarisme, sous diverses formes.

Les figures du fatalisme politique sont bien connues. Sur fond de scepticisme et de pessimisme, la méfiance à l’égard de la rhétorique, de la polémique et de l’action politiques suscite le repli sur les activités privées ou associatives, parfois le découragement et l’inaction, voire le cynisme (les sentiments d’incertitude et d’impuissance commencent déjà à développer, dans certaines couches sociales relativement privilégiées, un dégagement élégant et confortable que Oakeshott nommait la « simple contemplation du paysage »).

La seconde attitude, le volontarisme, inclut ce que l’on nomme habituellement le populisme, mais ne s’y réduit pas. À partir du moment où les dérèglements imprévisibles de notre monde ont leur origine dans les actions humaines, et non dans une quelconque figure de la nécessité ou du destin, on peut être tenté de chercher à imputer la responsabilité de leurs effets à tel ou tel sujet de l’histoire. On développera alors une forme ou une autre du volontarisme. On désignera un bouc émissaire (les immigrés, les capitalistes, la volonté de puissance de l’homme, etc.), ou simplement on développera la croyance naïve selon laquelle il serait toujours possible d’agir de manière à éviter ces dérèglements (on aurait pu et dû construire plus prudemment l’euro, on aurait pu et dû prévoir les attaques terroristes, etc.).

Pour résumer, le fatalisme et le volontarisme, l’apathie et le sursaut d’énergie sont les deux réponses possibles face à l’incertitude du futur dans les sociétés démocratiques.

(6) Je voudrais insister cependant, dans un sixième moment, sur l’idée que dans nos démocraties en crise, chacune des deux tendances dont il a été question plus haut contient la possibilité d’être infléchie, parce qu’elle hésite entre deux directions possibles. Le fatalisme, qui a le mérite de rappeler la vanité des discours volontaristes, est une position extrême face à l’objectivité, qui peut s’atténuer en sobre réalisme à la fois conscient du poids des processus naturels et historiques indépendants de l’homme et attentif aux possibilités, limitées mais effectives, qu’ils ouvrent à l’action humaine. Et le volontarisme, dont le mérite est de refuser le nécessitarisme, peut, sous la pression du réel, se convertir en détermination à agir, mais à agir de manière désormais lucide – avec la conscience que l’échec, y compris celui, absolu, que constituerait la disparition de l’espèce humaine, est une possibilité que nous ne pouvons plus écarter. Il n’est pas difficile de constater, aujourd’hui, dans notre paysage politique et social, les différentes manières de combiner ces deux attitudes alternatives : l’alliance du pessimisme de l’intelligence et de l’optimisme de la volonté, pour reprendre une formule célèbre, ou, sur un mode moins grandiloquent, du réalisme et du pragmatisme.

(7) Dans un septième moment, je voudrais insister sur l’idée que favoriser le maintien, ou l’émergence, de ces deux attitudes politiques, contre le fatalisme et contre le volontarisme, constitue, dans notre contexte, une tâche essentielle.

Je me contenterai, dans le cadre limité de cet article, de quelques remarques sur cette tâche, qui est celle de la culture de l’affectivitédans les démocraties contemporaines, et au sein de cette culture, la culture des représentations du futur.

Je crois qu’il est d’abord nécessaire de prendre conscience d’une chose : dire que nos sociétés développent des affects variés face à l’incertitude n’équivaut pas à dénoncer ceux-ci comme irrationnels, ou comme des biais cognitifs. Keynes, dans son analyse de ce qu’il nomme les « esprits animaux », insistait sur le fait que l’action en situation d’incertitude, motivée par l’optimisme, ou par le goût du risque, est loin d’être irrationnelle – et les travaux de psychologues et biologistes ne manquent pas qui soulignent le caractère adaptatif de ces affects, plutôt arationnels qu’irrationnels dans la mesure où ils peuvent aussi bien inhiber qu’inciter.

C’est pourquoi ils sont et doivent être l’objet, dans les démocraties contemporaines, d’une attention et d’un travail particuliers des responsables politiques, et plus largement de tous ceux qui exercent une influence sur l’opinion publique (experts, journalistes, artistes, enseignants, militants politiques, syndicalistes ou associatifs, etc.). Faire de la politique n’est pas seulement prendre des décisions, c’est aussi gérer des affects. Face aux nouvelles formes d’incertitude (et de certitude), les réponses affectives constituent une dimension essentielle, que seuls les technocrates rêvent d’éliminer. Les sentiments, parce qu’ils peuvent prendre diverses formes, parce qu’ils peuvent se développer en auxiliaires précieux de l’action ou en paniques inhibitrices, doivent être infléchis, modifiés, voire contrariés en fonction de ce que l’on estime être le bien commun. Car toutes les actions motivées affectivement ne sont pas équivalentes. Il ne revient pas au même de se résigner, de se révolter ou de s’en remettre à la prière… Aucune de ces actions n’est par essence irrationnelle ou rationnelle, chacune peut, dans une conjoncture déterminée, être un moyen permettant d’explorer de nouvelles solutions et de sortir d’une situation difficile.

(8) Dans un huitième moment, je dirai qu’un des risques qui guette la gestion politique des affects est de comprendre celle-ci comme une tâche technique. Il existe, même hors des régimes autoritaires ou totalitaires, des pouvoirs suffisamment intelligents pour comprendre qu’ils travaillent sur de la matière humaine, c’est-à-dire sur des affects, mais pas suffisamment intelligents pour percevoir qu’ils sont eux-mêmes coulés dans la même matière et que la seule façon de cultiver nos affects est de le faire démocratiquement, par une auto-transformation de nos jugements et de nos sentiments. S’agissant des peurs que suscitent les incertitudes quant à l’issue de la crise, s’agissant des peurs de l’avenir et de l’avenir de la démocratie, il me semble que nous ne pourrons les maîtriser, dans nos démocraties, que par la peur, et collectivement – par cette peur au deuxième degré dont parlait Roosevelt dans un célèbre discours de 1933 : « la seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même ». Rien de plus urgent, en Europe et ailleurs, que de parvenir, par la voie du débat public, à avoir peur de nos peurs, de manière à ce que nos esprits animaux puissent être exploités et maîtrisés de manière créatrice, de façon à servir le bien commun . Poser les problèmes du changement climatique, des dérives du système financier, de certains effets pervers de l’immigration, du terrorisme, de la dissolution de l’identité nationale, etc., chercher à entretenir à leur sujet une peur raisonnable, et par là un espoir raisonnable de les résoudre, me paraît être la seule voie – très étroite – que la gestion politique des affects publics doit emprunter.

(9) Je terminerai ce raisonnement par un neuvième et dernier moment. S’agissant des deux attitudes politiques dont il a été question plus haut, la culture politique des affects semble pouvoir se développer selon deux axes, qui constituent ce que j’appellerai ledétachement actif.

Cultiver collectivement la peur, celle qui fait agir, est une tâche essentielle, dans nos démocraties. Mais, au-delà, la conjoncture présente nous invite à cultiver un affect singulier, celui que fait naître la considération non pas de la nécessité de l’échec mais de lapossibilité de l’échec, de la possibilité d’avoir à renoncer. La catastrophe finale n’est pas inéluctable, mais elle ne peut être effacée de l’horizon – pas plus que nous ne pouvons effacer l’idée, certes moins effrayante, qu’il a peut-être existé des époques où les hommes vivaient plus heureux. Nous n’avons aucun mot pour désigner un tel affect. Faute de mieux, je le nommerai détachement – en oubliant tous les sens habituels de ce terme et en le distinguant, tout particulièrement, de la mélancolie qui naît, en chaque individu, de la considération de sa fin inéluctable et de la fin inéluctable de l’humanité. Il nous reste à penser les différences entre les formes traditionnelles de résignation devant la nécessité ou le destin et ce détachement contemporain face à l’incertitude et à l’échec toujourspossible.

La principale différence étant que nous devons parvenir à cultiver, en même temps et au même degré, ce détachement et le courage, lavaillance qui naît de la considération des possibilités, limitées mais réelles, de l’action humaine – et à comprendre leurs relations complexes : le détachement, parce qu’il repose sur la conscience de l’échec toujours possible, renforce la vaillance, sans que celle-ci annule jamais la possibilité de l’échec (même l’action la plus prudente et éclairée peut échouer). L’humanité s’est déjà d’ailleurs trouvée devant la tâche d’élaborer, pour gérer sa condition et sa situation, des formes de retrait actif. Nos démocraties pourraient trouver des appuis solides dans les héritages stoïcien, chrétien, sceptique, ou dans les sagesses orientales, à la condition cependant de retravailler ceux-ci – car les circonstances dans lesquelles nous vivons dessinent une nouvelle figure de l’objectivité.

Cette culture des affects est la tâche de l’éducation politique, au sens le plus large du terme. Il reste évidemment à savoir comment un tel détachement actif peut devenir effectif, comment il peut se concrétiser par et dans les institutions démocratiques. Certaines voies sont, dans nos sociétés démocratiques et pluralistes, définitivement fermées : celles par lesquelles l’État organisait ce qu’on appelle la religion civile, ou inculquait une morale républicaine homogène, ou coulait les individus dans le moule d’une éducation totalitaire; et la voie des religions et sagesses traditionnelles, qui se sont retirées dans la sphère privée, n’est plus celle de la culture de masse. C’est pourquoi il me semble que l’éducation politique ne peut plus relever ni du seul État, ni des seuls individus, mais que c’est à l’espace public démocratique qu’il appartient de prolonger et de transformer les affects des citoyens.

Comment pouvons-nous non pas construire ex nihilo, mais cultiver une sagesse publique qui nous permettra de mieux comprendre la crise et de mieux la gérer ? La tâche de la philosophie s’arrête sans doute avec la formulation de cette question – qui d’ailleurs ne naît pas avec elle, puisqu’elle ne fait qu’expliciter une préoccupation publique – question à laquelle il serait imprudent qu’elle se hasarde à dicter une réponse. La philosophie, à s’engager dans une voie qui appartient en propre à ceux qui ont plus particulièrement la charge de cultiver l’opinion publique et, au-delà d’eux, à tous les citoyens, compromettrait la faible efficacité qui est à la sienne. Tout au plus peut-elle mettre en garde contre une illusion. En période de crise, face au danger que représentent certaines réactions affectives, celles des populismes, dans des sociétés qui pourraient un jour voir renaître les mêmes affects hideux que ceux qui ont accompagné la grande crise des années 30 et rendu possibles les deux totalitarismes, il nous arrive de caresser l’espoir que nous pourrions revenir à la bienheureuse zone médiane où nous n’avions affaire, du moins le croyions-nous, qu’à des risques et des calculs. Nous rêvons alors d’un futur où, lorsque le ressort de la crise économique se sera détendu, il nous serait à nouveau possible de partager notre vie entre le calcul rationnel (l’économie, la politique), qui aurait en charge le domaine du risque, et la réflexion sur l’existence (la religion, la sagesse, la philosophie, ou tout autre nom qu’on veuille lui donner), qui se soucierait de ces extrêmes que sont la certitude et l’incertitude, et des affects complexes qu’elles suscitent en nous. Il serait cependant illusoire de scinder ainsi l’existence humaine, d’opposer les constantes universelles (la certitude de vivre et de mourir, l’incertitude de nos fins ultimes) aux variables contingentes (les risques qui sont inhérents à l’activité technique, économique et politique), d’opposer l’affectivité au calcul. Seules les élites, et plus particulièrement les élites intellectuelles, vivent dans un monde où la culture (qui interprète la certitude et l’incertitude) et la technique (qui calcule les risques) sont juxtaposées. La grande majorité des citoyens sont aujourd’hui confrontés partout à des incertitudes et des certitudes on ne peut plus concrètes, dans leur travail et dans leur vie quotidienne. Ils développent divers affects, qui peuvent être aussi bien des écueils où l’action se brise que des planches de salut. Nous ne sortirons pas de la crise seulement en calculant mieux, même s’il faut mieux calculer et tout faire pour transformer les terrifiantes incertitudes en risques banals. Nous n’en sortirons que si nous tenons, dans la vie politique, les deux bouts de la chaîne : l’action rationnelle d’une part, de l’autre la gestion collective des affects qui naissent de notre exposition à de nouvelles formes de nécessité brute et de contingence radicale. On connaît la difficulté de la première tâche, on commence à découvrir celle de la seconde. La crise économique que nous traversons aura peut-être au moins cette utilité de nous rappeler ce qu’est la politique, et quelle forme elle peut et doit prendre aujourd’hui pour répondre aux sentiments nouveaux que font naître les certitudes et incertitudes nouvelles, en particulier celles qui concernent le futur de nos sociétés démocratiques.

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